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Quatre journalistes ont été mobilisés pendant quatre ans pour réaliser l'enquête en deux volets. © Crédits photo : Jennifer Gallé, CC BY-SA. Alors que la presse magazine est en mauvaise
posture, le quinzomadaire Society a remporté son pari. Les deux numéros consacrés à Xavier Dupont de Ligonnès ont rencontré un très large public. Analyse d'un succès. Alexis Lévrier
Publié le 03 septembre 2020 _La version originale de cet article a été publiée sur __The Conversation__ sous licence __CC BY-ND 4.0_ Un désastre, puis un triomphe : en moins d’un an,
l’affaire Xavier Dupont de Ligonnès a donné lieu en France à deux phénomènes journalistiques presque opposés. Le vendredi 11 octobre 2019, une large partie de la presse écrite a d’abord
participé à la diffusion d’une fausse nouvelle de grande ampleur en annonçant, dans le prolongement d’un article du _Parisien_, l’arrestation du célèbre fugitif à l’aéroport de Glasgow.
Induits en erreur par des sources policières contradictoires, et pressés de délivrer un gigantesque scoop à une heure de bouclage des quotidiens, d’innombrables journalistes se sont
fourvoyés par manque de prudence et sans doute de rigueur. Publiée neuf mois plus tard, l’enquête-fleuve que _Society_ vient de consacrer à Xavier Dupont de Ligonnès peut apparaître comme
une réponse à ce fiasco médiatique. Elle constitue surtout la preuve que, même accablée de tous les maux, et confrontée à l’une des pires crises de son histoire, la presse écrite demeure
l’un des médias les plus à même d’atteindre la vérité des faits. LE REPORTAGE DE TOUS LES SUPERLATIFS Un constat s’impose d’abord : les quatre auteurs de l’enquête de _Society_ (Pierre
Boisson, Maxime Chamoux, Sylvain Gouverneur et Thibault Raisse) ont réalisé un travail journalistique impressionnant, d’un point de vue quantitatif autant que qualitatif. Publié en deux
volets, dans les numéros du 21 juillet et du 6 août, leur article représente en tout 77 pages et près de 250 000 signes. Ils ont passé quatre ans à remonter la piste de Xavier Dupont de
Ligonnès, et à tenter de comprendre les raisons pour lesquels un homme en apparence sans histoire a pu tuer l’ensemble de sa famille. Ils ont aussi essayé, en réunissant des témoignages que
la police elle-même n’avait pas entendus, de retracer l’itinéraire du meurtrier au moment de sa fuite, et surtout après que les autorités ont perdu sa trace. Il en résulte un récit haletant
et minutieux, qui se lit comme un roman mais résiste jusqu’au bout à la tentation du fantasme et de l’exagération. Confier à quatre journalistes un travail aussi considérable, sans leur
fixer de date de publication a priori, représentait à l’évidence une forme de pari pour un bimensuel lancé il y a à peine cinq ans. Mais l’audace de Franck Annese, le fondateur et directeur
de _Society_, a été récompensée dans des proportions inattendues. Habituellement vendu à environ 47 000 exemplaires, le quinzomadaire a cette fois vu sa diffusion multipliée par trois ou par
quatre, selon des chiffres encore provisoires. Initialement tiré à 70 000 exemplaires, le numéro du 21 juillet a ainsi été épuisé en quelques jours, et plusieurs réimpressions ont dû être
lancées dans l’urgence. Malgré les 100 000 exemplaires prévus d’emblée pour le deuxième volet de l’enquête, deux retirages ont là encore été nécessaires, sans pour autant réussir à assouvir
la frénésie du public : au cœur du mois d’août, et en dépit des appels à la raison des éditeurs du magazine, les exemplaires des deux numéros ont parfois été revendus à des prix irréels sur
des sites comme eBay ou Leboncoin. > 499 euros ?!!?! On a réimprimé le 2 et on réimprime en > quantités énormes le 1. Ne vous laissez pas avoir, de mercredi à > mardi prochain on va
arroser tous les marchands de presse avec > @SocietyOfficiel ! A 3,90. Pas à 500 balles... deconnez pas. > #jecherchesociety pic.twitter.com/howBDP2x1Z > — Franck Annese
(@FranckAnnese) August 11, 2020 Comme souvent en pareil cas, ce remarquable succès éditorial donnera certainement lieu à des déclinaisons transmédiatiques : le groupe So Press, qui édite
_Society_, a déjà été sollicité pour des adaptations au cinéma, en série ou en bande dessinée. Mais comme l’expliquait Franck Annese le 24 août sur Europe 1, la principale suite qu’envisage
le magazine est de consacrer un troisième volet à cette enquête dans les années à venir, puisque les quatre journalistes sont déterminés à poursuivre leur enquête. UNE ÉCLAIRCIE DANS UN CIEL
D’ORAGE Il convient cependant de préciser et malheureusement de nuancer la portée de cette formidable réussite commerciale. L’affaire Xavier Dupont de Ligonnès est en elle-même déjà une
exception : au même titre que l’affaire Grégory par exemple, elle fait partie de ces quelques drames familiaux capables de fasciner l’ensemble de la population, des années durant, en raison
de leur brutalité autant que de leur caractère irrésolu. Le reportage de _Society_ sur ce quintuple meurtre s’inscrit en outre dans une tradition journalistique à succès, celle du fait
divers. Aussi décrié aujourd’hui qu’il l’était hier, ce genre est pourtant à l’origine de belles pages de l’histoire de la presse, à l’image de la revue _Détective_ lancée par Gaston
Gallimard en 1928, à laquelle ont par exemple contribué François Mauriac, Georges Simenon ou les frères Kessel. Une d'un numéro de "Détective". LA REVUE _DÉTECTIVE,_ FONDÉE
PAR GASTON GALLIMARD EN 1928. CRÉDITS : WIKIMEDIA, CC BY. L’accueil enthousiaste réservé à l’enquête de _Society_ a pu donner le sentiment, le temps d’un été, que la presse magazine pouvait
renouer avec ces heures glorieuses. Les chiffres incitent néanmoins au pessimisme : si les ventes de journaux sont en baisse depuis des années, voire des décennies, cette érosion frappe tout
particulièrement aujourd’hui les magazines d’information. UNE CRISE ÉCONOMIQUE Selon l’Alliance pour les chiffres de la presse et des médias, des hebdomadaires aussi emblématiques que
_L’Obs_ ou _L’Express_ ont par exemple subi une baisse de plus de 10 % de leurs ventes pour la seule année 2019. Cette crise est aussi une crise de la diffusion puisque la principale société
de distribution des journaux, Presstalis, a vu ses dettes s’accumuler avant de déposer son bilan en avril 2020. Elle n’a pu être renflouée, sous le nom de France Messagerie, que grâce à
l’intervention de l’État au début du mois de juillet. Au-delà du cas de Presstalis, c’est la presse écrite dans son ensemble qui dépend de manière grandissante de dispositifs de soutien :
déjà tributaire de nombreuses aides directes et indirectes depuis des décennies (et même depuis la fin du XVIIIe siècle pour l’aide postale), elle a vu ses revenus s’effondrer avec la
pandémie de Covid-19. Le 27 août, Emmanuel Macron a donc annoncé la mise en place d’un plan exceptionnel d’environ 500 millions d’euros : censé accompagner les transformations du secteur, il
a d’abord pour but, de manière bien plus triviale, de permettre simplement à la presse de survivre. UN CHEMIN À SUIVRE L’enquête de _Society_ constitue donc une réussite d’autant plus
spectaculaire qu’elle survient à contretemps, au milieu d’un paysage dévasté. Mais elle n’en reste pas moins riche d’enseignements et, moins d’un an après le naufrage constitué par la fausse
arrestation de Xavier de Ligonnès, elle indique à la presse écrite en général, et à la presse magazine en particulier, un moyen de retrouver l’estime de son public. Elle apporte en effet la
preuve, s’il en était besoin, que la qualité paye et que l’effort pour promouvoir un travail de longue haleine peut être récompensé. Le plus étonnant à cet égard, dans le reportage de
_Society_, est qu’il ne contient finalement aucune révélation décisive : même s’il apporte de nombreuses informations inédites, il ne tranche pas en faveur d’une hypothèse en particulier, et
il ne permet évidemment pas de savoir si Xavier Dupont de Ligonnès est aujourd’hui vivant ou mort. Mais cette prudence témoigne précisément du sérieux exemplaire de cette enquête : elle est
l’image même d’un journalisme attaché aux faits, qui ne prétend pas offrir davantage que ce qu’il peut apporter. Les ventes exceptionnelles du reportage de _Society_ ont montré, au cours
des dernières semaines, que ce refus de l’esbroufe et du scoop à tout prix peuvent rencontrer la faveur du public. Au moment où se multiplient les vérités alternatives, et où la défiance à
l’égard de la presse atteint des niveaux inégalés, le triomphe de cette approche journalistique est une excellente nouvelle, en même temps qu’un chemin à suivre. Bien sûr, confier à quatre
journalistes le soin de travailler sur un même sujet pendant quatre ans ne peut que demeurer exceptionnel. Mais ces dernières années, des journaux comme le _New York Times_ aux États-Unis ou
comme le _Guardian_ et sa rubrique « The long read » en Angleterre ont également misé avec succès sur des reportages au long cours. En France, un journal comme _Le Monde_ a lui aussi pris
le parti à la fois de recruter davantage de journalistes et de limiter le nombre de ses articles, afin de laisser à ses équipes le temps de produire un travail de meilleure qualité. Loin de
déplaire à son lectorat, ce pari a permis au quotidien de séduire un public toujours plus nombreux. > Entre 2018 et 2019, le Monde a réduit de 14% le nombre total > d'articles
publiés (-25% en 2 ans). Plus de journalistes (près de > 500 désormais), plus de temps pour enquêter. Résultat ? > L'audience web a fortement progressé (+11%) comme la diffusion
> (print et web) du journal (+11%) > — Luc Bronner (@lucbronner) January 20, 2020 En dépit de son caractère hors-normes, le succès de l’enquête de _Society_ s’inscrit donc dans une
dynamique qui, à la course perpétuelle vers une instantanéité de l’information, oppose le choix de la lenteur et du temps long. Il faut souhaiter à la presse magazine tout entière de
s’inspirer de cette méthode avec la même réussite : si elle y parvient, les ventes exceptionnelles de ces deux numéros n’auront pas seulement été la parenthèse d’un été, mais bien la
promesse d’une renaissance. Alexis Lévrier, historien de la presse, maître de conférences, chercheur associé au GRIPIC, _université de Reims Champagne-Ardenne (URCA)_ Cet article est
republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original. _ _ MÉDIAS : LA GRANDE RÉINVENTION ? - ÉPISODE 5/5 À l'heure des infos en continu et de
l'immédiateté permise par les réseaux sociaux, l'enquête au long cours tranche. L'investigation, c'est avant tout le temps, la maturation, se donner les moyens de
creuser un sujet. De Mediapart à Disclose, en passant par _Cash Investigation_, quelles sont les forces de ce journalisme ?