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_The Insider_ (1999), _Erin Brockovich_ (2000), _La Fille de Brest_ (2015) _Snowden_ (2016) ou encore _Reality_ (2023) : au cours des deux dernières décennies, plusieurs films ont porté à
l’écran la démarche d’un personnage qualifié de « lanceur d’alerte », soit une femme ou un homme témoin d’une pratique illégitime qui heurte sa conscience et qu’il va chercher à dénoncer.
Ces films se ressemblent souvent dans leur construction narrative : il s’agit de prendre à partie le spectateur pour partager une conviction, celle du bien-fondé de la démarche que le film
expose. Comment l'héroïne ou le héros va-t-il réussir à mettre fin à la situation d’injustice qu’elle ou il constate ? Comment nous serions-nous comportés à sa place ? Voici
quelques-unes des questions auxquelles ces films cherchent à répondre, façon western moderne à la sauce biopic. UN PERSONNAGE PRINCIPAL ORDINAIRE ET OMNIPRÉSENT Dans le film _The
Whistleblower_ (_Seule contre tous_), le personnage incarné par Rachel Weisz apparaît dans la quasi-intégralité des plans ; de même que le personnage d’Edward Snowden dans le film éponyme,
ou celui d’Erin dans _Erin Brokovich_. L’omniprésence du protagoniste oblige l’identification au héros et on attend du spectateur qu’il adhère à la cause défendue. Le personnage mis en scène
se caractérise aussi par son aspect « ordinaire », condition sine qua non de l’identification : si le lanceur d’alerte peut être n’importe qui, alors ce pourrait être moi. Les premières
scènes du film attestent de sa « banalité » : Edward Snowden se promène dans Washington avec sa petite amie, Irène Frachon échange avec ses collègues au sein du service de pneumologie dans
_La fille de Brest_, etc. Ces plans sont également destinés à dévoiler un niveau socio-économique lambda, et montrent, pour Snowden, Brokovich, ou Winner, des intérieurs caractéristiques de
la classe moyenne américaine. L’ordinaire prépare, par contraste, l’extraordinaire de la démarche. D’_Erin Brockovich_, à l’_Affaire Josey Aimes_ en passant par _The Whistleblower_, l’on
apprend que l’héroïne a plusieurs fois divorcé. Quelle importance, à l’aune de l’ampleur du système de corruption qu’elle va dévoiler ? Cet élément privé dépeint un personnage dont _on
aurait pu s’attendre à ce qu’il ne soit pas lanceur d’alerte_, celui-là étant d’abord caractérisé par des évènements importants de la vie intime. Ces éléments accentuent un décalage entre
l’avant et l’alerte, la femme aux prises avec des considérations privées ne correspondant pas, a priori, à un individu qui va par la suite mettre toute son énergie (une énergie dont elle
dispose, donc, un espace mental libre) au service d’une cause d’intérêt général. Au cinéma, l’on est d’autant plus lanceur d’alerte – et le film est d’autant plus spectaculaire – lorsqu’on
est une mère divorcée. Cela est particulièrement clair dans le cas d’_Erin Brokovich_, filmée comme frivole et presque en marge d’une société « décente » en termes de mœurs ; et dont la
transformation en lanceuse d’alerte est d’autant plus cinégénique que sa « légèreté » de début de film contraste par avance avec la gravité des faits qu’elle va parvenir à dénoncer.
INTIMIDATIONS ET REPRÉSAILLES COMME SCÈNES CLÉS Des scènes se répètent d’un film à l’autre : la découverte de faits frauduleux ; l’incrédulité ; le début de « l’enquête » ; les différents
éléments qui visent à décourager l’attention du lanceur d’alerte ; un éventuel événement « déclencheur », qui précipite l’individu à « endosser » totalement le rôle du lanceur d’alerte ; le
rôle du réseau et des « alliés » qui peuvent soutenir la démarche, etc. Parmi ces récurrences, le lanceur d’alerte fait systématiquement face à des intimidations qui entravent sa démarche,
d’abord subtiles puis menaçantes : La démarche est d’abord décrédibilisée. Dans _The Whistleblower_, alors que Kathryna Bolkovac rejoint ses collègues, elle est accueillie par un ironique «
Comment va Colombo ? ». Cette scène a moins pour effet de contrarier le personnage que de montrer au spectateur comment l’entourage accueille sa démarche. Son rôle est en effet crucial :
tantôt il dissuade, tantôt il encourage. Dans _La Fille de Brest_, un collègue d’Irène Frachon lui exprime ainsi sans détour : « Tu crois sérieusement qu’une petite équipe comme la notre a
les reins pour jeter un pavé pareil dans la mare ? », venant accentuer la distinction entre le lanceur d’alerte et « les autres », ceux qui ne se mobilisent pas. Autre tactique
d'intimidation mise au jour par la fiction : dans _The Whistleblower_, tôt dans le film, l’employée est félicitée par sa hiérarchie. Ces compliments la fragilisent, puisqu’elle se croit
soutenue. Peut-être cette manigance (prêcher le faux pour savoir le vrai, jouer la connivence) permettra-t-elle à ses supérieurs d’obtenir des informations privilégiées. Ce détour prépare
celui de la désillusion, qui surviendra lorsque le lanceur d’alerte réalise qu’il a été « trahi » par sa hiérarchie, elle-même éventuellement impliquée dans le scandale qu’il ou elle cherche
à dénoncer. Enfin, des représailles peuvent sanctionner la démarche. Dossiers « clôturés » et badge désactivé brutalement (_The Whistleblower_), appels anonymes qui mentionnent les proches
(_Erin Brokovich_), passeport annulé (_Snowden_), etc. Dans _La Fille de Brest_, il est laissé entendre que « si Irène Frachon va trop loin », l’Ordre des médecins pourra être sollicité,
laissant peser une lourde menace de suspension de son exercice. Ces scènes importantes précèdent souvent un moment d’abattement pour le lanceur d’alerte, à la suite duquel un « allié »
viendra relancer l’effort du protagoniste, par de nouvelles informations ou un rappel de l’enjeu de sa démarche. AVEC _REALITY_, UNE ESTHÉTIQUE À PART A cet égard, il faut souligner la
singularité de _Reality_, film adapté de l’histoire de Reality Winner, qui, comme Snowden, était employée d’un prestataire de la NSA et a fait fuiter des documents ultra-sensibles au sujet
de l’ingérence de la Russie dans l’élection américaine de 2017. Pour la première fois, le film « de lanceur d’alerte » est aussi porteur d’une ambition esthétique. Tina Satter choisit de
filmer un moment unique, celui de la perquisition où une dizaine d’agents du FBI interpellent Reality Winner chez elle. Pendant une bonne partie du film, on regarde cette jeune femme blonde
qui revient juste du supermarché échanger des banalités avec deux agents du FBI en attendant que son interrogatoire ne débute. Ce huis-clos oppressant, unité de lieu et de temps, semble
emprunter au théâtre. Le rythme, les dialogues, la musique, les couleurs dépassent le biopic calqué sur le réel pour donner une étoffe fictionnelle à un film pourtant intitulé _Reality_. Par
exemple, de longs plans s’attardent sur les animaux de Reality, ou sur un escargot qui se meut à son rythme sur une fenêtre. Plus subtil et plus fin, ce dernier film renouvelle les codes du
genre. Pour autant, la réalisatrice ne s’éloigne pas tout à fait du souhait de montrer « la vérité » de Reality Winner et rappelle pas plusieurs dispositifs - elle s'appuie par exemple
sur la transcription authentique de l'interrogatoire que Reality a subi le 3 juin 2017 - que les faits sont « réels ». DE L’IMPORTANCE DES ENJEUX EXPOSÉS Les films qui mettent en scène
des lanceurs d’alerte s’ouvrent souvent sur des intertitres d’exposition qui annoncent un ancrage « dans le réel » du scénario. Que produit ce choix de réalisation ? Les faits qui vont être
exposés sont importants, puisqu’ils ont fait l’objet d’une adaptation cinématographique. En termes de contrat de lecture, le film a au moins autant l’intention de donner à voir un morceau
de réalité sociale qu’être une proposition esthétique « pure », ainsi que l’illustre encore la présence fréquente de « guest-stars » dans ces films : l’image du « vrai » Edward Snowden dans
le dernier quart du film d’Olivier Stone surprend le regard du spectateur, habitué au visage du comédien Joseph Gordon-Lewitt, et achève de confondre le récit fictionnel et la réalité,
d’autant plus que les interventions de Snowden sont rares et attendues. Même procédé encore dans le film _Erin Brockovich_, où la « vraie » Erin Brockovich fait une apparition fugace dans le
rôle d’une serveuse de _diner_, procédé qui termine de brouiller la frontière entre film de fiction et objet médiatique à comprendre au regard d’une actualité contemporaine. Finalement, le
cinéma de lanceurs d’alerte construit des héros, des individus qui sortent du lot en s’illustrant par leur courage et leur détermination. Ce genre de films s’inscrit à la suite du cinéma
américain des années 1970, qui a vocation à créer un rêve de différenciation chez le spectateur. C’est le cinéma du rêve libéral, qui présente des destins individuels illustres, à l’instar
de _Serpico_ ou des _Hommes du Président_. Dans une société où, en théorie, « celui qui veut, peut », le lanceur d’alerte est un exemple de réussite individuelle. Ce type de cinéma véhicule
l’idée selon laquelle chacun peut se distinguer d’une masse d’individus interchangeables : « Je suis désolée, je ne suis pas comme toi », dit sa collègue en fin de film à Kathryna Bolkovac
dans _Seule contre tous_, comme si elle s’excusait d’appartenir au groupe de ceux qui resteront insignifiants (implicitement, « tous les autres »). Économe d’une réflexion sur la structure,
le cinéma de lanceur d’alerte contribue en creux à banaliser la déviance du système, mais fait porter la responsabilité de la cohérence sociale à celui qui présente des traits héroïques et
apostrophe le spectateur : « Et vous, de quelle façon allez-vous vous illustrer ? »