Gaza, condensateur sans équivalent. Frédéric lordon sur le procès d'anasse kazib

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NOUS REPRODUISONS L’INTERVENTION DU PHILOSOPHE FRÉDÉRIC LORDON LORS DE LA TABLE « QUAND SOUTENIR LA PALESTINE DEVIENT UN CRIME » ORGANISÉE PAR RÉVOLUTION PERMANENTE EN SOUTIEN À ANASSE KAZIB


ET CONTRE LA CRIMINALISATION DU MOUVEMENT DE SOLIDARITÉ AVEC LE PEUPLE PALESTINIEN. Au début, je voulais t’écrire comme une lettre, Anasse. Alors ça commençait par : « Mon cher Anasse… ».


Evidemment, ça n’allait pas. Donc j’ai recommencé : « Mon pauvre Anasse… ». Parce que, tu comprends, tu es rebeu, tu es communiste, tu soutiens le peuple palestinien, tu es antisioniste :


félicitations, tu coches méthodiquement toutes les cases de l’époque, tu l’as parfaitement choisie, tu es vraiment un cador. J’en étais là quand je me suis dit que c’est ça qu’il fallait


creuser : un cador, mais de quoi ? Un cador du pedigree. Tu vois bien : tu as le pedigree total – pour faire gibier de commissariat et de palais de justice. Ma première idée c’est donc que


tu es un cador de la synthèse : tu es une synthèse politique sur pattes. En fait tu es comme la condensation personnifiée d’une situation qui est déjà elle-même une extraordinaire


condensation. Parce que c’est ce qui me frappe dans Gaza : c’est sa puissance de condensation inouïe. Souvent on pose l’hypocrite question « Mais pourquoi vous ne vous intéressez qu’à Gaza,


et pas aux Ouighours, ou au Soudan, etc. ? ». Précisément : parce que Gaza est un condensateur sans équivalent. Tout vient s’y précipiter, tout vient s’y fondre, à toutes les échelles,


temporelles comme spatiales. Dans Gaza, par exemple, il y a le naufrage de la prétention civilisationnelle de l’Occident, et la réalité de son histoire prédatrice et meurtrière. Dans Gaza,


il y a le monstrueux dérèglement européen de la Shoah mais jamais liquidé. Impossible ici de ne pas citer Césaire : « Ce que le très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe


siècle ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est


l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres


d’Afrique. » Dans Gaza, il y a aussi, comme l’ont montré Sonya Faymann, Béatrice Orès et Michèle Sibony, la transfiguration de l’antisémitisme européen en philosémitisme, comme d’habitude


beaucoup trop ostentatoire pour être honnête, et dont Shlomo Sand, parlant alors en tant que Juif, a donné la formule sans doute la plus lapidaire : « Les Européens nous ont vomi sur les


Arabes. » Dans Gaza, il y a le déboussolement porté à son comble quand l’Etat représentatif d’un peuple qui a subi le génocide commet un génocide à son tour, quand les dirigeants d’un peuple


pour le martyre duquel a été forgée la catégorie de « crime contre l’humanité », sont poursuivis pour crime contre l’humanité. Dans Gaza enfin il y a un dernier élément qui entre dans le


mélange en fusion – et qui n’en est pas le moindre. Si étonnant que cela puisse paraître, Gaza vient potentialiser des situations nationales de classes, dans une conjoncture très


particulière de crise organique du capitalisme. On ne comprend rien en effet à la violence faite aux soutiens de la cause palestinienne, à la criminalisation des faits et gestes de ce


soutien, si l’on ne regarde que Gaza et si l’on n’a pas en tête ce paysage de classe et de lutte de classes, si l’on ne voit pas que cette criminalisation circonscrite offre l’occasion


inespérée d’une criminalisation étendue, celle de toute contestation de l’ordre bourgeois. Car la bourgeoisie, elle, a très bien compris ce qui se joue pour elle à Gaza : ni plus ni moins


que la préservation de son hégémonie. On ne comprend donc rien aux intensités paroxystiques qui environnent Gaza si on n’y inclut pas les enjeux fondamentaux que la bourgeoisie y engage. Or


il y a un connecteur de toutes les données hétérogènes de cette conjoncture qui est devenue par coalescence internationale et nationale, indistinctement, et ce connecteur c’est le signifiant


« Arabe ». Le « Arabe », dont la variante génocidaire du sionisme a fait un objet à écraser, résonne immanquablement avec le « Arabe » de l’islamophobie nationale. Dans un cas comme dans


l’autre, « Arabe » est identiquement le mauvais objet à expulser et à détruire pour restaurer la paix des dominants. Le paradoxe du signifiant « Arabe » dans la conjoncture nationale, c’est


qu’il n’est presque jamais prononcé comme tel alors qu’il y est devenu centralement agissant, symboliquement et politiquement. Mais on sait en psychanalyse que les mots non-dits, les mots


absents, sont parfois les plus présents, et les plus chargés de pouvoir organisateur. Par un mécanisme en fait très classique, les contradictions de l’accumulation du capital que les


institutions politiques bourgeoises ne sont plus capables de réguler, elles s’en déchargent sur un groupe social élu comme réceptacle de ces tensions non-accommodées. Qu’elles métamorphosent


en tensions raciales violentes. Tout ça est parfaitement connu, même si ici il faudrait dire un mot de ce mécanisme auxiliaire très caractéristique qui conduit à adhérer viscéralement à des


idées d’abord épousées sur un mode opportuniste, pour leurs propriétés fonctionnelles dans une situation politique donnée. De là que le racisme anti-Arabe, d’abord solution politique


instrumentale de la bourgeoisie, est devenu sa passion la plus authentique, et même son ciment moral. Le trait le plus saillant d’un portrait moral de la bourgeoisie politique et médiatique


d’aujourd’hui, c’est son racisme. Et voilà que survient l’événement Gaza. Alors tout se connecte – même à longue distance, même des éléments qui en première instance semblaient étrangers les


uns aux autres. L’énormité historique du crime israélien appellerait normalement la réprobation universelle. Donc de prendre parti sans réserve pour les populations arabes massacrées à


Gaza. Mais alors au risque de mettre en péril la solution politique domestique, anti-Arabe. Pour la bourgeoisie, c’est tout à fait impossible, puisque la préservation de ses intérêts


hégémoniques passe avant toute autre chose. Tout entre alors en résonance : le philosémitisme factice de la bourgeoisie, forme supposément expiatoire, en fait simplement invertie, de son


antisémitisme criminel des années 30-40, son philosémitisme commande son ralliement à Israël et ceci avec d’autant plus de fanatisme que ce ralliement vient préserver, et même consolider, la


chose précieuse entre toutes : la solution domestique anti-Arabe ; et ceci tout en facilitant la répression générale des forces de gauche, qu’on peut attaquer sur des motifs entièrement


fallacieux (d’antisémitisme ou d’apologie du terrorisme) pour recouvrir les motifs réels : ce sont des forces engagées contre l’ordre bourgeois, dans une situation de contestation de l’ordre


bourgeois. Alors se produit un phénomène politique global, absolument fascinant, où les époques et les espaces entrent en communication et semblent passer les uns dans les autres. Et de ce


creuset, nous voyons émerger les trois côtés du triangle de l’ordre bourgeois d’aujourd’hui, révélés, donc, par Gaza : 1) le pouvoir du capital à maintenir et la guerre de classes


radicalisée en situation de crise ; 2) le philosémitisme opportuniste de la bourgeoisie ; 3) son racisme anti-Arabe comme solution politique de restabilisation. Trois côtés d’un triangle au


milieu duquel on ne trouve plus que déchéance morale et violence politique, complicité génocidaire par défaut et policiarisation des opinions non conformes. Rappelons que « catastrophe »


signifie étymologiquement « renversement » ; à cet égard on peut bien dire que la situation est catastrophique : en effet tout y est renversé. Le RN noyau radioactif d’un antisémitisme


invétéré passe pour l’ami des Juifs ; l’antisionisme devient l’unique figure de l’antisémitisme alors qu’il est l’unique rempart contre l’antisémitisme – puisqu’il offre le seul moyen de


découpler les Juifs de leur Etat génocidaire, et de ne pas leur faire porter indistinctement le crime de Gaza – ; le soutien aux victimes du crime devient le crime ; et le fascisme c’est de


s’opposer au fascisme. Et toi là-dedans Anasse ? Tu es la figure de ce qui marche sur ses pieds dans un monde qui marche sur la tête. Et comme tout est inversé, on dit bien sûr que c’est toi


qui vas à l’envers, alors que tu es par excellence l’anti-catastrophe au cœur de la catastrophe. Il faut de la force d’âme pour se tenir à l’endroit dans un monde renversé. C’est que


l’hégémonie sur la tête est bien décidée à faire payer cher ceux qui osent encore rester sur leurs pieds. Alors, avec un supplément de hargne, qui est peut-être la marque d’une confuse


mauvaise conscience, elle tombe sur ceux qui osent, et dans tous les secteurs : de la politique à l’université en passant par le syndicalisme et même le milieu du spectacle. On n’en finirait


pas de dresser la liste de ceux qui payent pour avoir eu raison trop tôt, et dont l’histoire dira qu’ils avaient eu raison à temps. Car il ne faut pas en douter : la honte et l’opprobre


vont changer de camp. Toute la propagande du monde ne pourra rien contre l’irrésistible vérité de ce qui s’est commis à Gaza. Ni contre celle de tous les propos génocidaires par connexité


chaque fois qu’ils auront tenté de nier, ou de minimiser, voire de demander qu’Israël aille encore plus loin et, comme l’aura dit un personnage deux fois misérable, qu’il finisse le boulot –


deux fois misérable pour le propos lui-même et pour la position depuis laquelle le propos aura été tenu. Ces gens-là finiront ensevelis sous une honte historique. Mais notre tâche est de ne


pas attendre le futur verdict de l’histoire pour qualifier adéquatement les faits et gestes ignobles de cette bourgeoisie mais une fois accomplis. Notre tâche est de lutter pour que cette


vérité soit universellement reconnue maintenant. Si pénible qu’en soit l’épreuve, c’est aussi cela que permet peut-être ton procès. Je crois que les gens qui te poursuivent sont encore plus


bêtes que méchants (ce qui n’est pas peu dire). Ils sont même tellement bêtes que, agents patentés du renversement, ils vont finir à force d’outrance par renverser leur propre renversement.


De sorte que, de leur vérité sur la tête pourrait finir par sortir la vérité sur ses pieds. Telle qu’elle te rejoindra, toi, qui n’auras jamais cessé d’être debout. Crédit photo : _Ahikam


Seri/Panos Pictures_