L’amour ne meurt pas

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Jacques venait d’y être transféré par la Sûreté du Québec et avait trouvé pension dans une de ces maisons. «Le 9 décembre 1963, Marthe est passée. Ça a tout de suite cliqué entre nous...»


Elle l’a invité à fêter Noël dans sa famille, autour d’un «cipâte au lièvre», et a laissé le chum qu’elle avait la veille du jour de l’An. «On a fait 61 ans ensemble, 57 de mariage.» Ils se


sont dit oui pour la vie le 15 juillet 1967, le jour où elle fêtait ses 23 ans. Ils sont devenus parents l’année suivante, Marthe a laissé un bon emploi à Hydro-Québec pour se consacrer à


leur enfant. «Notre fils avait deux ans, je lui ai dit: “tu fais ce que tu veux, c’est ton choix.”» Jacques continuait à travailler pour la SQ, jusqu’à devenir commandant du Groupe tactique


d’intervention, elle faisait du bénévolat à la bibliothèque du Mont-D’Youville, où elle aidait les orphelins avec leurs devoirs. «Elle lisait beaucoup, c’était une intellectuelle.»


Jusque-là, leur histoire est celle de bien des couples. Jusqu’en 2008. «Elle a commencé à faire une psychose en 2008, ça a été diagnostiqué. Et depuis, je l’ai accompagnée. Je ne l’ai jamais


laissée.» Il avait 67 ans, il lui restait «un contrat d’une semaine à faire en Algérie. Je suis allé et après, j’ai tout arrêté pour pouvoir m’occuper d’elle.» > Elle se sentait suivie, 


épiée. Jacques ne peut s’empêcher de > penser que son travail ait pu y contribuer, lui qui menait des > opérations à haut risque, entre autres la fusillade du parlement. Il a pris soin


d’elle chaque jour, amoureusement, encore davantage quand l’Alzheimer est venue se mêler de la partie en 2015. «Quand j’avais du répit avec les soins à domicile, elle demandait toujours “où


est Jacques?” Elle était toujours de bonne humeur, elle souriait tout le temps.» À mesure que l’Alzheimer gagnait du terrain, la psychose en perdait. «Elle ne parlait plus de ça». En fait,


elle ne parlait plus du tout. «Entre 2015 et 2019, elle baragouinait un petit peu, mais après 2019, tout s’est éteint. Elle faisait des sons, c’est tout.» Des sons que Jacques a appris à


reconnaître, à décoder. «Je lui parlais comme je te parle, elle m’écoutait. Je lui faisais faire des exercices avec les bras, elle me prenait la main.» Chaque jour avant le soin à domicile


de 8 h, il la faisait déjeuner, lui donnait une collation à 10 h 30, lui mitonnait un dîner, une autre collation, puis un souper. «Je variais le menu. Du poulet, du porc, du filet mignon, du


poisson. Je pouvais servir ça avec du couscous, du yogourt grec. Les deux dernières années, il fallait que ce soit mou...» Dans l’après-midi, quand il faisait beau, il l’installait dans son


fauteuil roulant et sortait se promener avec elle dans les rues du Vieux-Port, le long du fleuve. «Marthe, c’était une fille d’eau. On allait sur le bord des quais dans la marina, on allait


jusqu’au bord du fleuve. On se promenait, on se promenait beaucoup. Marthe aimait ça.» Ils s’arrêtaient prendre un café où Jacques m’a donné rendez-vous, rue Saint-Paul. Après souper, ils


s’installaient ensemble au salon. «On ne regardait pas la télévision. On allait sur YouTube, on écoutait de la musique. Pendant qu’elle écoutait de la musique, je lui prenais la main, je


chantais, je faisais brasser les bras, puis elle me tenait. Elle me frottait la main tout le temps, tout le temps. Elle aimait beaucoup ça.» Marthe avait ses préférés, Claude Léveillée,


Richard Desjardins, Ginette Reno. À huit heures, Jacques la mettait au lit avec une préposée de l’aide à domicile. Après, il partait une brassée. Fin août, la COVID est venue tout


chambouler. Jacques a «testé positif le 30», Marthe le lendemain. «Je suis resté avec elle jusqu’à minuit, je me suis couché en gardant une oreille très attentive. Un moment donné, j’ai


entendu un petit son, je suis allé la voir, elle était assise, elle n’allait pas bien… J’ai appelé le 9-1-1, l’ambulance est venue.» Elle avait des «bactéries dans les poumons et dans le


sang. Je l’ai veillée du matin au soir, ils l’ont transférée aux soins palliatifs. Après une semaine, elle ne voulait plus manger, elle ne s’hydratait plus, j’ai dit: “on retourne à la


maison”.» Le transfert a été fait le 18 septembre. «Je l’ai installée au centre de la grande pièce, avec de la lumière tout autour, avec de la musique tout le temps. Je lui faisais ses


soins, elle était toujours devant moi.» > À 13 h et des poussières, le 26 septembre, Jacques lui a pris la > main. «Elle a regardé en l’air, elle a regardé en bas, puis > elle m’a 


regardé comme il faut. Là, je l’ai serrée, et elle > est partie.» Il a bordé sa belle Marthe d’amour une dernière fois. Depuis, «il y a des jours où ça va mieux, d’autres moins». Il


s’occupe comme il peut. «Si tu te laisses aller, c’est fini.» Il va passer l’été à leur chalet dans Charlevoix, où plein de petits travaux vont pouvoir lui occuper l’esprit. «Je vis encore


le deuil de Marthe», qu’il me dit comme s’il devait s’en excuser. «Juste de dire “deuil de Marthe”, j’ai des émotions qui montent.» Son absence est partout. Quand je suis arrivée au café,


Jacques m’a montré un jonc à son annulaire gauche. «Je l’ai trouvé en faisant du ménage. C’était mon jonc, je l’avais perdu. Je me suis souvenu que j’avais dû le faire enlever pour une


petite chirurgie il y a huit ans, il avait fallu le faire couper. Quand je l’ai retrouvé, je l’ai fait ressouder.» Félix Leclerc a écrit : _«C’est noir la mort /_ _et ça passe en riant /_


_C’est grand la mort /_ _c’est plein de vie dedans.»_ C’est plein d’amour aussi. POUR RÉAGIR À CETTE CHRONIQUE, ÉCRIVEZ-NOUS À [email protected]. CERTAINES RÉPONSES POURRAIENT ÊTRE


PUBLIÉES DANS NOTRE SECTION OPINIONS.