Quand les médias russes s’invitent dans la politique française

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© Crédits photo : Sputnik /Sergei Guneev Depuis 2000, la présence médiatique russe à l’international s’est considérablement étoffée. Des médias comme Sputnik et RT inquiètent par leur


stratégie d’influence, notamment lors de la présidentielle française en 2017. Un révélateur des reconfigurations médiatiques contemporaines. Françoise Daucé Publié le 04 juillet 2017 Le 29


mai 2017, à l’occasion de la visite à Versailles de Vladimir Poutine, les rancœurs accumulées par l’équipe de communication d’Emmanuel Macron contre les médias russes émettant en France,


l’agence de presse Sputnik et la chaîne de télévision RT (ancienne Russia Today), durant la campagne présidentielle, ont éclaté au grand jour. Le jeune président français a profité de cette


rencontre pour déclarer : « Russia Today et Sputnik ne se sont pas comportés comme des organes de presse et des journalistes, mais ils se sont comportés comme des organes d’influence, de


propagande, et de propagande mensongère, ni plus ni moins. » (Conférence de presse d’Emmanuel Macron et Vladimir Poutine après leur première rencontre). Les médias incriminés ont répliqué en


affirmant que « Tout cela pourrait révéler une tendance autoritariste du nouveau Président. Emmanuel Macron est une bête de com' : du contrôle de son image au contrôle de


l'information, peut-être n'y a-t-il qu'un petit pas. ». La rédactrice en chef de RT et Sputnik, Margarita Simonyan, a annoncé qu’elle porterait plainte en diffamation. Ces


échanges d’invectives ont fait grand bruit dans la presse et sur les réseaux sociaux, en France comme en Russie. Cette vive réaction politique au plus haut niveau de l’Etat français est


venue conclure une série de controverses déjà anciennes sur les stratégies d’influence et de déstabilisation médiatique initiées par l’Etat russe à l’étranger. DES USAGES MÉDIATIQUES


HOSTILES Depuis la fin des années 2000, les autorités russes sont soupçonnées d’utiliser les nouvelles technologies de l’information et de la communication à des fins de déstabilisation


internationale. RT et Sputnik sont considérés comme le fer de lance médiatique de cette politique d’influence. Les craintes qu’ils inspirent s’inscrivent dans un contexte de méfiance


croissante à l’égard de la Russie, renforcée par l’annexion de la Crimée et la guerre en Ukraine en 2014. Outre la présence médiatique de RT et Sputnik, un faisceau de soupçons porte sur des


pratiques d’influences diverses et complexes, relevant à la fois du piratage de boîtes mail par des hackers russes, des fuites organisées de ces mêmes courriers (avec la publication des


courriels d’Hillary Clinton ou, en France, des « Macron leaks » quelques heures avant l’élection), ou de la présence des trolls russes relayant les éléments de langage du Kremlin sur les


réseaux sociaux. Ces craintes se sont renforcées après les élections américaines qui ont vu l’élection imprévue de Donald Trump, soupçonné de collusion avec le pouvoir russe, à la présidence


des États-Unis en novembre 2016. Si ces usages médiatiques hostiles alarment régulièrement les responsables et les journalistes français, leur analyse nécessite cependant de démêler


l’écheveau économique, social et politique qui fonde ces controverses. Les médias russes en France sont souvent vus comme des outils de la propagande russe menée à l’étranger dans le cadre


des politiques de « _soft power_ » soutenues par Moscou. Or, s’en tenir à cette seule analyse ne permet pas de comprendre l’ampleur des controverses qu’ils suscitent. L’influence de ces


médias ne peut pas seulement être pensée comme le résultat d’une politique verticale d’intervention directe du Kremlin dans la politique des États étrangers, mais elle doit être analysée en


interaction avec l’écosystème médiatique des pays de réception. Pourquoi, alors que les contenus de ces médias sont relativement « faibles » (voir les travaux de Mark Granovetter sur la « 


force des liens faibles »), suscitent-ils une telle inquiétude ? Pourquoi ces contenus faibles produisent-ils des effets de scandalisation aussi forts ? Penser ces médias comme un simple


canal de la propagande russe, hérité des traditions soviétiques, ne permet pas de comprendre la complexité des pratiques qui expliquent la visibilité de ces deux titres en France. LES


AVANTAGES CONCURRENTIELS DES MÉDIAS RUSSES SUR LE MARCHÉ FRANÇAIS Depuis le début des années 2000, la présence médiatique russe au niveau international — qui s’était affaiblie dans les


années 1990 en raison des difficultés financières de l’État post-soviétique — a été développée et rénovée grâce au recours aux nouvelles technologies de l’information. En 2005, ce


renforcement a conduit au lancement de la chaîne Russia Today. Adossée à l’agence de presse Ria Novosti, cette chaîne de télévision d’information continue a lancé des programmes


d’information en anglais, arabe et espagnol, reçus en Europe, en Asie et en Amérique. Elle bénéficie, depuis, d’investissements importants des pouvoirs publics russes afin de diffuser une


image positive de la Russie à l’extérieur de ses frontières mais aussi de favoriser des évolutions politiques favorables au point de vue moscovite. Ces soutiens publics lui permettent de


couvrir entièrement ses dépenses et de ne pas dépendre des nouvelles formes de monétisation des contenus médiatiques (liées à la vente de publicité ou à la mise en place d’abonnements en


ligne, par exemple). Initialement connue sous le nom Russia Today, la chaîne communique depuis 2013 sous son sigle RT. En décembre 2016, elle a annoncé le lancement de son service


francophone, en complément de son site internet déjà disponible en français, mais la chaîne n’était toujours pas disponible en français en juin 2017. Parallèlement à cette présence


télévisuelle, le gouvernement russe a lancé le site d’information en ligne Sputnik, qui, en 2014, s’est substitué à la radio La voix de la Russie, qui émettait jusqu’alors pour l’étranger.


> Ces médias se distinguent par leur maîtrise des techniques de > publication les plus avancées sur Internet. Portés par le conglomérat public russe, Rossia Segodnia, RT et Sputnik


disposent indéniablement de ressources et de budgets significatifs, et emploient des rédactions particulièrement nombreuses. Parfaitement ajustés aux nouvelles pratiques de diffusion en


ligne, ces médias se distinguent par leur maîtrise des techniques de publication les plus avancées sur Internet. Outre la production de dépêches et d’articles, un travail titanesque de


traduction des textes dans de très nombreuses langues (en 33 langues pour Sputnik !) est assuré par des équipes de traducteurs salariés à Moscou. Des contenus communs à l’ensemble des


rédactions sont publiés quotidiennement, ainsi que des articles spécifiques adaptés à la situation politique de chaque pays de diffusion et produits par des équipes installées sur place. La


gratuité totale des contenus produits par ces sites et leur bonne facture technique facilitent leur reprise et leur circulation sur Internet. La chaîne RT a d’ailleurs mis en place un


service gratuit de vidéo qui peut être utilisé par l’ensemble des médias. Elle se transforme ainsi en agence de presse en ligne. Cette gratuité contraste avec le déploiement des abonnements


et des murs de paiement (_paywalls_), mis en place par les médias français pour assurer leur survie économique dans un marché médiatique de plus en plus concurrentiel. La visibilité de RT et


Sputnik doit en partie à leur avantage économique lié à leur financement public généreux, dans un contexte où leurs concurrents sont contraints par les lois du marché. Pour autant, les taux


d’audience des deux médias russes restent relativement limités par rapport aux grands médias nationaux français. Certains observateurs critiques craignaient même que le scandale


présidentiel ne leur donne une publicité démesurée au regard de leur diffusion réelle. DES CONTENUS ADAPTÉS À LA VIRALITÉ DES RÉSEAUX SOCIAUX RT et Sputnik sont au service d’un narratif


insistant sur la puissance de la Russie et la décadence de l’Occident. Comme l’expliquait Vassily Klimentov sur le site InaGlobal.fr en 2013, RT accorde « un temps de parole démesuré aux


tenants de différentes théories du complot, lesquels remettent en cause la « version officielle » du 11 septembre 2001, la naissance du président Obama en territoire américain ou le


changement climatique ». En France, les deux sites sont accusés de diffuser des rumeurs et de fausses informations pour orienter les évolutions politiques nationales. > En France, les 


deux sites sont accusés de diffuser des rumeurs et > de fausses informations pour orienter les évolutions politiques > nationales. Ces dérives médiatiques sont constamment dénoncées


par les journalistes et les hommes politiques opposés à la ligne politique du Kremlin. En 2017, ces craintes se sont accentuées dans le contexte de la campagne présidentielle française, qui


a été entachée d’allégations de déstabilisation médiatique d’origine russe. RT et Sputnik ont été suspectés, d’un côté, de soutenir publiquement des candidats loyaux à la ligne politique du


Kremlin et, de l’autre, d’être défavorables aux candidats opposés aux positions de Moscou. Durant la campagne, l’équipe du mouvement En marche ! a ainsi dénoncé des rumeurs diffamatoires


diffusées par RT et Sputnik contre Emmanuel Macron. Après le débat de l’entre-deux-tours, le candidat a déposé plainte contre X pour « propagation de fausse nouvelle » après que Marine Le


Pen ait insinué qu’il possédait un compte offshore aux Bahamas. Emmanuel Macron a dénoncé les fausses annonces et mensonges émanant de « sites, pour certains, liés à des intérêts russes ».


Ces dénonciations et ces imprécations publiques n’ont pas modifié la ligne éditoriale des deux sites. À l’occasion des élections législatives de juin 2017, Sputnik a concentré son attention


sur le devenir des candidats du Front national. Il publiait le 7 juin un article ainsi introduit : « Alors que les législatives se profilent à l’horizon, Julien Franquet, candidat du FN dans


la 4e circonscription du Nord, et Virginie Joron, candidate du FN dans la 7e circonscription du Bas-Rhin, font part à Sputnik de leurs points de vue concernant la recomposition du paysage


politique français ». Le choix des deux candidats montre clairement la ligne politique choisie. Pour autant, les contenus proposés par ces médias sont relativement pauvres et relèvent d’un


journalisme que l’on pourrait qualifier de « basse intensité ». Le site Sputnik publie des articles courts, qui ne sont jamais signés, à l’exception des tribunes d’opinion. Il effectue un


travail de synthèse de dépêches d’agence, de contenus issus des réseaux sociaux, de photos. Pour n’en prendre qu’un exemple, le dimanche 27 mai, à l’occasion du sommet du G7, il publie un


article sous le titre : « Insolite : «Embrasse-le » : la première rencontre Macron-Trudeau fait fantasmer la Toile ». Le journal commente les photos de la rencontre entre les deux


dirigeants, puis laisse la parole aux internautes : « Les images affichées sur les deux comptes officiels ont fait naître une série de blagues sur la « bromance » politique. On vous laisse


admirer les meilleurs chefs-d'œuvre des internautes ». S’ensuit une série de commentaires sexualisant la relation entre les deux hommes, faisant ainsi écho aux rumeurs véhiculés par


Sputnik durant la campagne présidentielle. Ce bref épisode médiatique, comme tant d’autres, montre la partialité mais aussi la faiblesse du travail journalistique se contentant d’une mise en


scène des contenus amateurs prospérant sur la Toile. Plus qu’un média pratiquant le journalisme à proprement parler, il s’agit en fait d’un outil social à la viralité active, recyclant les


ressources souvent satiriques produites par les amateurs qui circulent en ligne. La popularité des réseaux sociaux font la force des contenus faibles. UNE RELATION INTIME ENTRE MÉDIAS RUSSES


ET RÉSEAUX D’EXTRÊME-DROITE EN FRANCE Une relation intime unit donc Sputnik et RT aux réseaux sociaux. D’un côté, ces deux médias s’alimentent des commentaires des internautes, notamment


français, comme le montre l’exemple précédent relatif à la politique nationale. Les papiers, qui ne sont pas signés, reprennent fréquemment les tweets les plus critiques ou humoristiques qui


circulent sur Twitter ou Facebook pour soutenir ou discréditer telle ou telle force ou personnalité politique. De l’autre, ces deux sites alimentent les réseaux sociaux qui diffusent,


relaient et adaptent leurs contenus. Leurs articles sont particulièrement appréciés et repris par la blogosphère d’extrême-droite qui les fait circuler dans les réseaux nationalistes


radicaux. > Les papiers, qui ne sont pas signés, reprennent fréquemment les > tweets les plus critiques ou humoristiques qui circulent sur > Twitter. Si les médias d’information


russes défendent, sans nul doute, une ligne éditoriale partiale dans le contexte politique français, leur succès d’audience reste cependant étroitement corrélé à leur réception par les


internautes français eux-mêmes. L’offre médiatique russe rencontre une demande nationale réceptive à des discours qui tranchent avec l’offre médiatique française. Les médias russes sont


perçus par leur auditoire comme des outils de « réinformation » qui donnent volontiers la parole aux représentants de l’extrême-droite française et relaient les grands thèmes communs au


programme frontiste et aux orientations russes (sur les questions migratoires, anti-européennes et anti-américaines ou sur les questions de société). Ces contenus sont ensuite largement


diffusés par les nombreux sites qui gravitent autour de l’extrême-droite française (comme les sites Français de souche et Égalité et réconciliation mais aussi les nombreux blogs de cette


mouvance). C’est donc autant du côté de la réception de ces médias en France que du côté de leur production en Russie que se joue leur influence. Le crédit accordé à ces médias interroge


certes la politique d’influence de l’État russe mais il pose aussi la question de l’état de la société française, travaillée par la montée de conservatismes xénophobes et radicaux à la


recherche d’une parole médiatique disruptive. RÉFÉRENCES * Maxime AUDINET, « Un soft power d’Etat russe : la miagkaïa sila », in Jean-Robert RAVIOT, Jean-Robert (direction). _Russie : vers


une nouvelle Guerre froide ?_, Paris, Documentation Française, 2016. * Maxime AUDINET . « La voix de Moscou trouble le concert de l’information internationale », _Le Monde diplomatique_,


avril 2017. Pp. 6-7. * Vincent COQUAZ. Enquête sur RT, Spoutnik et les autres (en trois volets). Premier volet : « Loi travail et immigration, thèmes préférés des médias russes en France »,


Arrêts sur images.net, 6 juin 2016. * Rodolphe DROALIN . _Le « médiactivisme » pro-russe de l’extrême-droite française_. Mémoire de master 2, EHESS, juin 2016. * Colin GÉRARD. «  Sputnik » :


un instrument d’influence russe en France ? », _Diploweb.com_, mai 2017. * Vassily KLIMENTOV. « RT, le soft power russe en images », InaGlobal.fr, 2013. -- Crédits photo : Capture d’écran


du site de Sputnik : _Quand la sorcellerie s’invite aux législatives à la Réunion (photo)_. Photo ©Sputnik. Sergei Subbotin