Les interfaces sont de retour | la revue des médias

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Une théorie critique des médias numériques est-elle concevable aujourd'hui ? Alexander R. Galloway se propose d'analyser les effets politiques des interfaces technologiques. Pour


des media studies engagées. Matteo Treleani Publié le 04 mars 2019 _« Interfaces are back or perhaps they never left »_. Ce slogan ouvre le dernier livre d’Alexander R. Galloway. Les


interfaces sont habituellement vues comme des dispositifs de médiation entre différentes entités. Un logiciel serait, par exemple, l’interface entre l’homme et la machine, nous permettant


d’interagir avec elle. Le fait de se trouver _au milieu _et de permettre le contact entre deux éléments rapproche ce concept de celui de médium. Cependant l’interface présente un caractère


_pratique _et _dynamique _: le logiciel, par exemple, nous permet d’_agir dans _la machine et non seulement de voir son contenu. C’est cette dimension de processus que Galloway veut


souligner en attirant l'attention sur le concept d'interface. Professeur de médias et culture à la New York University, il a travaillé sur les notions de protocole, sur les réseaux


et sur le jeu vidéo et vient d’ailleurs de publier, exclusivement en français, _Les nouveaux réalistes : Philosophie et postfordisme_1. Visant à retrouver une voie engagée pour les _media


studies_, qui ont perdu depuis longtemps leur dimension critique, Galloway souhaite emprunter une voie politique dans l’analyse des techniques médiatiques contemporaines. La notion


d’interface servirait théoriquement à cette fin. L’idée au centre de _The Interface Effect_ est d’approcher les médias numériques à partir d’une perspective différente de celle


traditionnellement utilisée chez, par exemple, Marshall Mc Luhan ou Friedrich Kittler. Ces théoriciens ont toujours vu les objets médiatiques comme des prothèses ou des extériorisations


techniques du corps humain. Alexander Galloway part lui d’une tradition philosophique critique que l’on peut retrouver chez Fredric Jameson et Martin Heidegger, chez qui la technique, la


_techne_, est vue comme une pratique vécue, équivalente à l’habitus, l’_ethos_ ou l’art. La technique est donc une pratique humaine et non pas quelque chose censé augmenter les possibilités


de l’homme. De ce point de vue, les médias ne sont plus, selon Galloway, des « objets ou des substrats » mais des « pratiques de médiation ». Le concept d’interface intervient alors dans le


discours afin de remplacer celui, plus statique, de médium. Le but est de s’éloigner de la notion de représentation pour mettre en avant la dimension pratique du numérique. Dans les _media


studies_ il y a souvent une fétichisation de l’écran comme objet clé pour définir le médium (le paradigme de la remédiation théorisé par McLuhan en est un exemple). On s’est trop concentré


sur les parties visuelles des médias numériques selon Galloway et pas assez sur tout le reste (clavier, souris, etc.). > Galloway veut s'éloigner de la notion de représentation. Les


> interfaces sont des seuils, et non des fenêtres. Ces autres parties nous montrent les médias davantage en termes de _pratique _que de représentation. Les interfaces ne seraient pas des


objets comme des fenêtres, censées nous présenter un autre monde, ni des supports signifiants mais plutôt des _seuils _: ce moment où un contenu signifiant est compris comme différent d’un


autre contenu signifiant. Certes, ce concept d’interface devient sans doute trop large pour être opérant, et les analyses du livre semblent parfois peu novatrices par rapport à une approche


sémiotique. La notion d’énonciation, par exemple,se rapproche de celle d’interface chez Galloway. L’analyse qu’il fait du dessin _Triple Self Portrait _est un exemple de cet usage étendu du


terme : d’autres concepts auraient été tout aussi efficaces.Mais le véritable intérêt de _The Interface Effect_ est sa visée politique. Le terme même d’interface est utilisé de façon


allégorique : elle se fait expression du contexte qui l’a produite. Son enjeu devient ainsi politique, puisque l’interface exprime la société qui l’entoure. L’INTERFACE COMME EFFET ET NON


PAS COMME OBJET L’analyse de l’ordinateur vu comme _éthique_ dans le premier chapitre (ou du logiciel comme _idéologie_ dans le deuxième) illustre son approche. Galloway rejette en partie


les comparaisons entre médias numériques et autres formes de médias, critiquant certaines des positions de Lev Manovich dans _Le langage des nouveaux médias_ (2001). Manovich voyait dans le


cinéma l’ancêtre des médias numériques. Le dispositif cinématographique nous présente un monde, c’est une fenêtre sur le monde – caractéristique partagée par la peinture, la photographie et


d’autres formes d’art. Il s’agit de _représenter _quelque chose (p. 10). On met le spectateur devant une fenêtre qui lui permet de voir au-delà, passivement. Devant un tableau ou un film, on


est témoin de ce qu’on nous raconte, on l’observe sans pouvoir y interagir. La passivité physique est même une condition nécessaire pour que la fiction cinématographique soit efficace.


Galloway affirme que l’ordinateur rompt radicalement avec cette définition de média : il instaure une pratique et non pas une présence, un effet et non pas un objet. Le numérique nous donne


le rôle d’usagers, actifs, et non pas de spectateurs, passifs. Devant l’ordinateur on ne s’attend pas à voir la représentation d’une chose « comme elle est ». > Les médias numériques 


instaurent une pratique et non pas une > présence, un effet et non pas un objet. Parler du monde que l’ordinateur nous donne à voir n’est plus nécessaire, ce qui compte c’est la


possibilité d’agir dans un environnement. L’ordinateur serait donc une _éthique _selon Galloway, au sens étymologique du terme, dans la mesure où il postule des « principes généraux pour


l’action ». Ici, Alexander Galloway veut distinguer l’éthique, qui définit les principes d’une pratique, et l’éthique entendue comme ce qui définit une conception morale du Bien.


L’ordinateur est une éthique mais il n’est pas _éthique_. Cependant, le choix des termes chez Galloway ne sont jamais innocents : le discours sur le numérique doit pouvoir prendre en compte


plusieurs attentes éthiques et politiques. Or la réponse à ces attentes se trouve selon lui du côté des _effets _du numérique, plutôt que dans ce que les médias numériques nous donnent à


voir. « Les médias numériques posent une question à laquelle le politique est la seule réponse cohérente » (p. 75), affirme Galloway. Donner une réponse politique aux médias numériques ne


signifie pas qu’il faut analyser politiquement l’ordinateur ou les logiciels pour en dégager les valeurs et les idéologies sous-jacentes : c’est leur effet qui est en soi _politique._ Le


politique comme message n’intéresse pas Galloway. Le fait de voir le numérique comme instigateur de pratiques plutôt que de formes particulières de représentations est un acte théorique


essentiel afin de montrer les implications politiques des nouveaux médias. Le numérique _fait faire_, pousse à l’action. Et les interfaces ont des effets politiques sur les usagers car les


pratiques qu’ils instaurent sont le produit d’une société de contrôle. Voyons en quel sens. L’INTERFACE, EXPRESSION DES SOCIÉTÉS DE CONTRÔLE Des philosophes comme Gilles Deleuze et Toni


Negri ont remarqué que nous sommes aujourd’hui passés de l’époque des sociétés disciplinaires, analysées par Michel Foucault, à l’époque des sociétés de contrôle. Dans ces dernières, ce


n’est plus l’enfermement, par exemple, qui garantit l’ordre, mais un contrôle continu, avec des mécanismes de maîtrise des individus diffus dans la société. Le panoptique, chez Foucault,


était l’exemple paradigmatique de la société disciplinaire : une expression bien visible du pouvoir exercé dans ce type de système social. Mais nous peinons aujourd’hui à trouver une forme


de représentation efficace pour les sociétés de contrôle, utile afin de montrer, par exemple, l’ensemble des réseaux distribués qui fondent notre économie monétaire. Que peut-on tirer des


analyses et de l’approche théorique de cet ouvrage ? La chose suivante : ce sont finalement les interfaces mêmes et leurs _effets_ qui sont _politiques _et qui montrent ainsi _le _politique


et non pas les œuvres qui essaient de le représenter directement. C’est dans l’interface, c’est-à-dire dans le processus de médiation entre usager et logiciel, par exemple, que l’on peut


remarquer la présence de relations qui répliquent la société de contrôle au sein de laquelle elles ont été produites. Cette approche cherchant les _effets _de ses objets d’étude et non pas


le contenu représenté se retrouve dans l’analyse de formes médiatiques plus classiques, comme les séries télévisuelles. Le quatrième chapitre, par exemple, se penche sur la série _24_ et


vise à révéler le politique véhiculé par sa forme, comme expression de la société de contrôle dans laquelle elle a été produite. Selon la plupart des critiques dans la presse américaine,


_24_ est une forme de propagande, utile à l’administration des États-Unis et aux partisans de la guerre contre le terrorisme. Mais la question, chez Galloway, n’est pas de savoir si la série


a un message politique, mais plutôt de comprendre pourquoi la série _est _politique en soi (p. 116). La simultanéité visuelle à travers le _split-screen_, par exemple, est révélatrice de la


façon dont les économies informatiques apparaissent dans la série comme un _style_. En d’autres termes, Galloway montre que l’esthétique elle-même de la série réplique la notion de _réseau


distribué _propre à l’économie informatique : _24_ montre ce réseau à travers sa _construction esthétique_ (du point de vue de la narration et du design). La logique de la simultanéité


l’emporte sur celle de linéarité, parce qu’afin de représenter les réseaux informatiques, qui sont normalement perçus comme plats, horizontaux, topologiques et synchroniques, ce type


d’esthétique convient mieux que celle du montage linéaire. _24_ n’est donc pas politique parce qu’elle véhicule une idéologie militariste de droite (ce qu’elle fait, selon Galloway, mais


d’une façon trop contradictoire pour être un bon exemple d’idéologie), c’est un show politique parce que la série incarne, dans sa technique formelle, la grammaire essentielle de la société


de contrôle, dominée par la logique informatique et ses réseaux. Or, il faut remarquer que l’analyse d’objets traditionnels, comme les séries, après avoir défini les spécificités des


interfaces numériques, brouille les repères chez le lecteur. La nouveauté théorique du concept d’interface semble fondée sur l’idée de pratique  : et l’effet de l’interface, les pratiques


qu’elle engendre, ont un rôle politique. Cette dimension, très claire dans le numérique, finit par se perdre si l’interface est employée dans des domaines où on revient, finalement, au


traditionnel concept de représentation. L’analyse de _24_ par exemple aurait également été productive à travers une approche sémiologique barthésienne, d’ailleurs largement dépassée


aujourd’hui. L’analyse d’un réseau social comme Facebook aurait été plus pertinente (Facebook pousse l’usager à des actions particulières comme la publication d’enregistrements de la vie


privée normalement destinés à des cercles plus restreints). Cela s’explique sans doute par le fait que le livre rassemble divers articles qui suivent la même ligne théorique, sans forcément


développer un discours du début à la fin. WE ARE THE GOLDFARMERS L’ouvrage s’achève avec une belle image : celle de notre condition humaine dans le rapport avec les technologies. C’est un


indice de la voie à suivre selon Galloway, afin d’avancer dans cette théorie _critique _des médias. Chinese Goldfarmer est le nom donné il y a quelques années à un nouveau type de travail.


Il s’agit de jouer jour et nuit afin de cumuler des points dans _World of Warcraft_ et les revendre à d’autres joueurs en échange de vrais dollars. Ceux qui n’ont pas le temps ou la patience


de cumuler l’argent virtuel nécessaire à la poursuite du jeu achètent cet argent en ligne, le payant en dollars. Des petites entreprises pirates, surtout en Chine, se sont alors organisées


afin d’en faire un business en sous-payant des jeunes (pratique interdite par les créateurs du jeu, Blizzard Entertainment). Selon Galloway aujourd’hui, dans le capitalisme postfordiste,


faire la distinction entre le jeu et le travail, est impossible (p. 135). « _We are the goldfarmers »_, affirme-t-il, « nous tous sommes des Goldfarmers », comme ces Chinois qui travaillent


jour et nuit dans des caves pour gagner de l’argent virtuel ensuite revendu sur le marché noir. > Comment différencier aujourd'hui le temps du divertissement de > celui du travail


 ? Différencier le divertissement non productif, dans la sphère privée, de l’activité productive, assimilée à la sphère du travail, est devenu impossible. On passe des heures en ligne, on


commente, on clique, on _like_, et des entreprises extraient de l’argent de nos données, en faisant de l’information pure une valeur monétaire. Le Goldfarmer chinois, finalement, n’est rien


d’autre que le symbole de nos identités en ligne. * 1Éditions Léo Scheer.