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ENTRETIEN AVEC THOMAS HARTMANN Pour fonder la _taz_, Thomas Hartmann et ses confrères se sont notamment inspirés de Libération. Depuis, Libé va mal et la taz a trouvé son modèle économique.
Entretien. propos recueillis par Jérémie Poiroux Publié le 17 juillet 2014 Fondé en 1973, _Libération _a très vite connu un homologue allemand, la _taz_. La volonté de proposer un autre
journalisme, plus démocratique, plus engagé est partagée. Pourtant, les fondateurs n’ont pas été du même avis sur tous les points, notamment celui du modèle économique. _À LEURS DÉBUTS,
QUELLES RELATIONS ENTRETENAIENT LA _TAZ_ ET _LIBÉRATION_ ?_ THOMAS HARTMANN : La _taz_ a été fondée en 1977. Nous n’avions pas d’argent, nous étions tous des activistes issus du monde
étudiant ou de la scène alternative. Nous avions entendu parler de ce journal français, _Libération_, qui s’est construit lui aussi sans argent propre à l’aide de campagnes de soutien
réussies, grâce à l’appel très médiatisé de Jean-Paul Sartre. Nous voulions faire la même chose. Bien sûr, il n’y avait pas de Jean-Paul Sartre dans l’équipe, la situation était différente,
mais la mobilisation était encore plus forte ici en Allemagne. _Libération_ était un peu notre modèle. En tant que fondateur de la _taz_, j’ai fait une sorte de stage de quelques semaines à
_Libération_ pour observer comment un journal proche du peuple, antiautoritaire - même si Serge July avait une toute autre autorité - et démocratique se construisait. _Libération_ était
notre grand frère, un journal qui réussissait plutôt bien et qui était arrivé à se construire une légitimité. > Libération était notre grand frère, un journal qui réussissait > plutôt
bien. Plus tard, nous avons eu quelques échanges de temps à autres, et deux ou trois autres journalistes de la _taz_ sont allés à _Libération_. Sur place, j’ai eu des très bons contacts avec
Jean-Marcel Bougereau, et quand je souhaitais connaître les usages de _Libération_ sur tel ou tel point, je le contactais. Au début des années 1990, il y a eu une véritable coopération
entre les deux journaux. _Libération_ avait lancé un supplément mensuel, _World Media_, qui ressemblait un peu au _Monde Diplomatique_ et qui était diffusé dans plusieurs pays par un journal
local. En Allemagne, c’est la _taz_ qui collaborait avec _Libération_. Mais le partenariat n’a duré que deux ans, jusqu’en 1992. La _taz_ avait refusé de publier une publicité pour un
équipementier militaire, Dassault, si je me souviens bien. La _taz_ avait des règles déontologiques précises et ne publiait pas de publicités pro-guerre. Il y avait même des discussions en
interne concernant des publicités pour des voitures. Bref, _Libération_ a décidé de ne plus collaborer avec nous et a continué _World Media_ avec la _Süddeutsche Zeitung_. Cet exemple montre
que _Libération_ a d’abord pensé à nous et qu’il existait des affinités mais que nous avions également des critères journalistiques différents. _CES DIFFÉRENCES EXISTENT-ELLES DÈS LE DÉBUT
?_ THOMAS HARTMANN : Oui. En Allemagne, la _taz_ a été très bien port&eacueacute;e par les mouvements alternatifs. > En Allemagne, la taz a été très bien portée par les mouvements
> alternatifs. C’était au début du parti Die Grünen, en 1980 et les mouvements écologiques et féministes existaient depuis longtemps. La scène alternative était beaucoup plus importante
en Allemagne et constituait le terreau dans lequel la _taz_ a grandi. Je pense que _Libération_ a toujours voulu être un journal élitiste. C’était un acteur de la presse parisienne qui
voulait devenir meilleur que les autres. La _taz_ s’est dès le début affichée comme un organe d’une contre-culture et comme un moyen de construire une société alternative en Allemagne. Cette
histoire de la publicité est un très bon exemple : la _taz_ n’est pas prête à publier une publicité uniquement pour des raisons financières. _QU’AVEZ-VOUS OBSERVÉ À _LIBÉRATION_ ?_ THOMAS
HARTMANN : J’y suis surtout allé pour comprendre comment mener une conférence de rédaction ou comment organiser la disposition des bureaux. Mais nous n’avons pas copié leur modèle ! Il
existait d’autres journaux en Europe, comme _Il Manifesto _à Rome qui avait également été fondé d’un mouvement alternatif, avec lesquels nous avions eu beaucoup de contacts. _LA _TAZ _ET
_LIBÉRATION _SE SONT DÉCIDÉS POUR DEUX MODÈLES ÉCONOMIQUES DIFFÉRENTS. POUVEZ-VOUS EXPLIQUER CES CHOIX ? QUE PENSIEZ-VOUS DE LA DÉCISION DE _LIBÉRATION _?_ Au début, la _taz_ avait toujours
des problèmes et avait constamment recours à des plans de sauvetage. La diffusion était moindre que celle de _Libération_. Quand j’étais rédacteur en chef jusqu’en 1987, la diffusion
tournait autour des 60 000 exemplaires, en comptant les abonnements. En Allemagne, la part des abonnements dans la diffusion est très forte. Il y en avait environ 45 000. Les chiffres n’ont
pas beaucoup évolué. _Libération_ se vend très majoritairement en kiosque. Même si les abonnements apportent plus d’argent, nous avions des difficultés. En moyenne en Allemagne, un journal
vit de deux tiers de la publicité et d'un tiers de la vente. Au début, il n’y avait aucune publicité dans la _taz_. Aujourd’hui, les recettes publicitaires ne représentent que 25 % du
chiffre d’affaires. À côté, les salaires sont 30 % moins élevés que dans le secteur de la presse. À la fin des années 1980, la _taz_ a dû décider de son avenir, c’était passionnant ! > À
la fin des années 1980, la taz a dû décider de son avenir, > c’était passionnant ! Nous devions choisir entre deux modèles. Le premier était celui de _Libération_ : chercher un
actionnaire prêt à financer le journal. Ceux qui croyaient à ce modèle ont commencé à discuter avec des personnes qui avaient l’habitude d’investir dans les médias. L’autre partie de la
rédaction souhaitait essayer un modèle différent, qui reposait sur les lecteurs. Un vote a tranché en faveur de la deuxième solution. La coopérative a été fondée en 1992 avec l’idée que tous
ceux qui soutiennent un journal indépendant donneront de l’argent pour assurer sa survie. Personnellement, je croyais au modèle de _Libération_ car j’avais peur que les lecteurs n’apportent
pas continuellement de l’argent. En 20 ans, 13 800 membres ont rejoint la coopérative. Tout le monde peut être membre de cette coopérative en versant un montant minimum de 500 euros.
Certaines personnes nous ont déjà versé leur héritage, soit 50 ou 100 000 euros. Les membres le sont à vie et n’ont pas obligation de verser à nouveau de l’argent. Au total, ce sont 13
millions d’euros qui ont été récoltés par la coopérative. En moyenne, un membre verse 1 000 euros. En 2012 par exemple 900 nouveaux membres nous ont rejoint et ont versé 1,3 millions
d’euros. Nous faisons en permanence de la publicité et tous les ans, entre 180 et 300 membres versent à nouveau de l’argent. Cet argent finance des activités qui soulagent le budget de la
_taz_ et peut éventuellement être utilisé pour éponger le déficit du journal. La _taz_ a mis cette coopérative en place non seulement pour obtenir de l’argent mais également pour construire
ce terreau qui peut assurer la pérennité du journal grâce à des personnes ayant le journal très à cœur. La _taz_ est plus qu’un journal. La coopérative organise un concours, le Panterpreis,
elle a lancé un magazine avec de très bons vélos, un café qui rapporte 60 000 euros par an, elle commercialise _Le Monde Diplomatique_ en Allemagne et édite depuis deux ans un magazine sur
l’écologie, _zeo2_. _LA _TAZ_ EST-ELLE DEVENUE UNE ENTREPRISE QUI VEND, PARMI D’AUTRES BIENS ET SERVICES, UN JOURNAL ?_ THOMAS HARTMANN : La _taz_ est devenue une marque qui propose
plusieurs produits. Le journal est naturellement le produit phare. S’il venait à disparaître, le reste partirait avec, c’est clair. D’un autre côté, même l’information n’est plus seulement
diffusée _via_ le papier, lequel représente plus qu’un tiers de la diffusion. Nous proposons depuis longtemps un site et des éditions numériques du journal. Pour nous, c’est totalement clair
que l’édition _print_ quotidienne va disparaître. > Pour nous, il n'y a aucun doute : l’édition print quotidienne va > disparaître. Personne ne sait quand, et cela dépend
beaucoup des solutions trouvées pour gagner de l’argent sur le web. C’est le problème. La _taz_ a toutefois trouvé quelques pistes. Quand vous choisissez de lire un article sur le site
internet, vous atterrissez d’abord sur un pop-in qui vous propose de payer pour l’article en question. Même si vous refusez, vous avez été sensibilisé au fait que les informations, même en
ligne, ont une valeur marchande. Les contributions libres des internautes rapportent tous les mois 10 000 euros. Ce système est unique en Allemagne, mais personne ne sait comment il va se
développer. La _taz_ a récemment lancé une nouvelle formule de son édition du week-end, _taz_ _am Wochenende_ avec une majorité d’informations froides. À terme, il n’y aura que cette édition
qui bénéficiera du papier. Toutes les autres seront au format numérique. À la _taz_, certains pensent que ce sera le cas dans cinq ans. _QUEL EST LE PRIX DE LA _TAZ_ ?_ THOMAS HARTMANN : La
_taz_ coûte 1,60 euro en semaine. Il y a plusieurs années, la _taz_ était le journal le plus cher d’Allemagne. Aujourd’hui, la _Süddeutsche_ est même plus chère. Quant à la diffusion, elle
est de 50 000 exemplaires si on prend en compte l’édition du week-end, 38 000 sans. _QUEL EST LE BUDGET DE LA _TAZ_ ?_ THOMAS HARTMANN : Le bilan annuel s'élève environ à 15 millions
d’euros et est en constante augmentation. Les chiffres de la coopérative ne sont pas inclus dans les calculs. _QU’ONT EN COMMUN LA _TAZ_ ET _LIBÉRATION_ ET SUR QUELS POINTS LES JOURNAUX
SONT-ILS DIFFÉRENTS ?_ THOMAS HARTMANN : Peu de journalistes ont encore des liens avec _Libération_. Je ne suis moi-même plus dans la rédaction. Beaucoup de nouveaux journalistes nous ont
rejoints ces dernières années. Il reste peut-être six ou sept personnes qui sont présents depuis la fondation. Les relations n’ont plus été entretenues. À la _taz_, nous avons voulu
construire une marque. > À la taz, nous avons voulu construire une marque. D’après ce que j’ai entendu, à _Libération_, la rédaction se sentait mise à l’écart lorsque l’actionnaire
voulait faire du journal une marque. Le conflit vient de ça. Il n’y en a jamais eu un de ce genre à la _taz_. Tout le monde a proposé des idées d’activités annexes. Je pense qu’un éditeur ne
pourra plus gagner de l’argent uniquement avec le journal. Il y a 30 ans, lorsque nous voulions développer la _taz_, nous pensions pouvoir augmenter les ventes. Nous avons essayé pendant 30
ans et n’avons jamais réussi. La diffusion a baissé. Aujourd’hui, si quelqu’un explique que l’objectif est d’augmenter la diffusion, on en rigolerait ! LIBÉRATION_ EST-IL UN JOURNAL POUR
BOBOS ET LA _TAZ_ POUR ÉCOLOS ? QUI LIT LA _TAZ_ ?_ THOMAS HARTMANN : Une étude sur nos abonnés est sortie récemment. Ce qui est étonnant, c’est qu’un tiers du lectorat est aisé et qu’il
devient membre de la coopérative. Un autre tiers vit de manière plus modeste. Les lecteurs et les journalistes votent majoritairement pour Die Grünen [Les Verts] pour Die Linke [La Gauche].
Un certain nombre de lecteurs ne se reconnaissent dans aucun parti. Par exemple, quand le Sénat, avec sa grosse coalition de deux tiers d’élus, voulait construire sur l’emplacement de
l’ancien aéroport de Tempelhof, il a perdu contre des initiatives populaires qui ont fait basculer le vote. La _taz_ a beaucoup communiqué sur ce sujet, et même si elle n’a pas pris
explicitement position, la majorité des journalistes de la _taz_ étaient contre la construction. Quand le résultat du vote a été annoncé, ce fut vraiment la fête dans la rédaction.
_AUJOURD’HUI, LES LECTEURS DE _LIBÉRATION_ FONT-ILS ENCORE PARTIE DE L’ÉLITE PARISIENNE ?_ THOMAS HARTMANN : Je ne sais pas, mais j’ai des amis français qui, entre temps, préfèrent de
nouveau lire _Le Monde_ que _Libération_. Ils ont plus confiance dans _Le_ _Monde_. _PENSEZ-VOUS QUE C’EST UNE HONTE D’ÊTRE UN JOURNAL ET UN CAFÉ ?_ THOMAS HARTMANN : Non, il n’y a aucun
problème. C’est très important à _Libération_, comme à la _taz_, que les initiatives de diversification viennent des journalistes. À la _taz_, personne n’a obligé quoi que ce soit. Tout ce
qui est vendu est utile. Vendre un bon vélo est utile. Il y a 30 ans, nous nous considérions comme des journalistes en herbe. C’est terminé. Depuis, la _taz_ a gagné en légitimité et est
reconnue en Allemagne. > Depuis 30 ans, la taz a gagné en légitimité. Quand la _taz_ fait une campagne, elle reçoit énormément de soutien. Beaucoup d’anciens journalistes de la _taz_
travaillent dans d’autres journaux allemands à des postes de rédaction en chef. Quand Springer fait une campagne publicitaire, on lui demande combien il est prêt à payer. En 1987, nous avons
collaboré avec les plus gros annonceurs d’Allemagne qui nous ont proposé de réaliser une campagne gratuitement. Ils ont pu améliorer leur image ! _AUJOURD’HUI, UN JOURNAL NE PEUT-IL ÊTRE
QU’UN JOURNAL ?_ THOMAS HARTMANN : Je ne pense pas. _L’APPRENTI _TAZ_ A-T-IL DÉPASSÉ LE MAÎTRE _LIBÉRATION_ ?_ THOMAS HARTMANN : Les journaux se sont développés différemment. L’environnement
a beaucoup joué. Ces dernières années, les coopératives ont connu un intérêt croissant en Allemagne. La coopérative de la _taz_ n’est pas une idée inédite. Récemment, nous avons organisé
une discussion avec _Libération_. Deux journalistes sont venus expliquer les difficultés que rencontrait le journal. Et je dois vous avouer que cela semblait mal en point. Même si la
rédaction voulait fonder une coopérative, cela prendrait du temps. À la _taz_, cela a pris deux ans, et il a fallu attendre cinq ans pour qu’elle fonctionne vraiment. Ce n’est pas une
solution à un problème. C’est une stratégie pour un développement à long terme. Avec un actionnaire, le risque reste qu’il perde l’envie de financer le journal et se retire. Et quand il faut
accepter l’offre d’un actionnaire spéculateur qui n’est plus engagé pour le journal, c’est dangereux. Sans la coopérative, la _taz_ n’existerait plus. _Libération_ a misé sur le mauvais
cheval. -- Crédits Photo : _taz_ / Wolfgang Borrs