La révolte des « forçats de l’info »

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© Crédits photo : Illustration : Benjamin Tejero. En 2009, un article du _Monde _consacré aux conditions de travail des journalistes web suscitait la fureur des intéressés, de vifs débats


sur l’évolution du métier, et la cristallisation d’une conscience de classe. Mathieu Deslandes Publié le 25 janvier 2021 Comme une onde sur la moquette bleue. Ce lundi 25 mai 2009, Boris


Razon, rédacteur en chef au Monde.fr, perçoit une agitation inhabituelle à travers la paroi vitrée qui sépare son bureau de l’open space où s’activent les journalistes de son équipe. Il


scrute les visages et les attitudes. _« J’ai senti une forme de fébrilité, puis des signes d’énervement et de la moquerie »_, décrit-il. De l’autre côté de la vitre, la première table est


réservée aux journalistes du _« desk chaud »_. Un des six postes est occupé par Thibaud Vuitton. _« Je revois très bien la scène, _dit-il._ C’était le moment de l’import du journal. »_ À


l’époque, l’édition du jour, bouclée au siège du _Monde_, boulevard Blanqui, est d’abord expédiée chez l’imprimeur. Les fichiers sont ensuite retraités puis envoyés à la rédaction web,


installée dans un autre immeuble du XIIIe arrondissement, rue du Château-des-Rentiers. Au sommaire ce jour-là : un entretien avec Julien Coupat depuis sa prison ; un ballon d’essai de


Nicolas Sarkozy, qui fait savoir qu’il envisage de proposer le ministère de l’Éducation nationale à Richard Descoings ; un bilan du 62e Festival de Cannes, achevé la veille. Sur leur


plateau, les journalistes du Monde.fr parcourent les articles qui doivent être mis en ligne. Soudain, une pleine page les arrête. _« Quand on tombe dessus, on est d’abord gagnés par


l’amusement, _reprend Thibaud Vuitton._ Mais très vite, c’est l’agacement qui domine. »_ Le titre de l’article ? « Les forçats de l’info ». Son auteur : Xavier Ternisien. RIVAUX Le


journaliste est entré au _Monde_ pour seconder Henri Tincq. Chroniqueur religieux depuis 1985, Henri Tincq cherchait _« un collaborateur » _pour _« alléger sa charge »_, se souvient le père


Luc Pareydt, alors rédacteur en chef de la revue jésuite _Croire aujourd’hui_. Un nom s’impose aussitôt à l’esprit du prêtre : celui de Xavier Ternisien, son journaliste politique, dont il


recommande les _« excellentes compétences »_. Testé une première fois au cours de l’été 1998, puis pendant plusieurs mois l’année suivante, Xavier Ternisien est embauché en CDI par Edwy


Plenel le 1er janvier 2000. Dans les couloirs du journal, certains collègues s’interrogent : peut-on venir d’un organe jésuite sans l’être soi-même un peu ? La rubrique Religions s’écrit


désormais au pluriel et Xavier Ternisien multiplie les articles sur l’islam. Il s’intéresse de près à Tariq Ramadan, aux Frères musulmans, au salafisme. Il alerte sur _« le danger de


l’islamophobie »_ et prend des cours d’arabe. Dans les couloirs du journal, les conciliabules reprennent : Ternisien le catholique se serait-il converti à l’islam ? Avec Henri Tincq, les


relations se dégradent peu à peu. Les deux hommes sont finalement plus rivaux que partenaires et l’aîné cesse de présenter le cadet comme son successeur. Et puis, _Le Monde_ évolue. La


direction du journal a instauré une nouvelle règle : il est bon, désormais, que les rubriques changent régulièrement de titulaire, à peu près tous les cinq ans. Que faire ? Ternisien


renouerait bien avec la politique. En 2006, il postule pour couvrir l’Elysée ou Matignon ; on lui confie les collectivités locales et l’outre-mer. Certes, il voit du pays. Mais il s’ennuie à


mourir. Alors, quand une place se libère à la rubrique Médias, il fait _« le forcing »_ pour l’obtenir. « LA FIN DES JOURNAUX » Il sait que c’est un poste _« très sensible »_ : _« Vous êtes


en contact directement avec le directeur de la rédaction et le directeur de la publication qui surveillent énormément ce que vous écrivez_, expose-t-il, _ça place un peu au centre des


choses. »_ Surtout, c’est un terrain d'enquête passionnant. Le secteur dont il hérite en janvier 2009 sort d’une année épouvantable. Les ventes des quotidiens et des hebdos ne cessent


de baisser, les recettes publicitaires s’effondrent, les supports gratuits se multiplient, les petites annonces migrent sur Internet... Après une longue période de déni, les industriels de


la presse réalisent qu’ils sont _« dans la position du fabricant de carrosses alors qu'on est à l'ère de l'automobile »_, selon le mot de Claude Perdriel, le PDG du groupe


_Nouvel Observateur_. On redoute _« La Fin des journaux »_ — c’est le titre d’un livre de Bernard Poulet, rédacteur en chef à _L’Expansion_, qui fait beaucoup parler en ce début d’année.


Jusque-là, dans l’imaginaire collectif, une salle de rédaction était composée de bureaux débordants de documentation, de coups de fil incessants, de téléscripteurs crachant leurs dépêches,


de discussions animées, de reporters pressés, de bouclages enfiévrés. En quelques lignes, inspirées d’une visite déprimante au _Nouvel Obs_, Bernard Poulet décrit le nouveau monde : _« 


Aujourd’hui, visiter une rédaction en ligne renvoie aux images du film _Brazil_ : des rangs serrés de jeunes gens rivés à leurs écrans d’ordinateur, alignés dans des open spaces et tapant


silencieusement sur leurs claviers. Ce sont les nouveaux __OS__ de l’information, dont les statuts sont généralement précaires et les salaires misérables. » _ « POULETS EN BATTERIE » À


l’heure du déjeuner, Xavier Ternisien rencontre d’autres journalistes, des patrons de presse aussi, et se fait raconter les transformations en cours, la course à l’audience et au clic,


l’engouement pour le_ « journalisme citoyen »_ et le _« journalisme de liens »_. _« Le Net »_ est de toutes les conversations et, dans l’esprit de Xavier Ternisien, chaque récit vient


valider la description de Bernard Poulet. Ses interlocuteurs lui décrivent avec un certain effarement ces jeunes collègues _« low cost »_, _« alignés devant leurs écrans comme des poulets en


batterie », des_ _« passionnés d'ordinateur »_ qui reformulent à la chaîne des dépêches d’agences et subissent des cadences infernales sans jamais voir la lumière du jour. Xavier


Ternisien discute avec un autre journaliste. À L’HEURE DU DÉJEUNER, XAVIER TERNISIEN SE FAIT RACONTER LES TRANSFORMATIONS DES MÉDIAS EN COURS. ILLUSTRATION : BENJAMIN TEJERO. Des _« 


Pakistanais du Web »_, des _« geeks au teint blafard » _: aucun cliché ne semble assez puissant pour traduire leur stupeur face aux évolutions du métier et leur épouvante d’être bientôt mis


au rebut. Pourquoi s’en priver ? Tous ces termes se retrouvent dans « Les forçats de l’info », l’article que Xavier Ternisien consacre, en entomologiste, à cette _« nouvelle race de


journalistes »_. Le titre, clin d’œil à Albert Londres 1, n’est pas de lui — il a été trouvé par le secrétariat de rédaction. Mais il frappe l’imagination. Rue du Château-des-Rentiers, les


journalistes du Monde.fr sont consternés. Il y a là des rescapés du « 3615 LEMONDE », des frustrés qui rêvent de reportages, des gens un peu cabossés par la vie, et quantité d'amoureux


d'Internet. Pourquoi Xavier Ternisien n’est-il pas passé les voir ? Pourquoi s’est-il contenté de parler à leur délégué syndical ? Ils ne comprennent pas. Plus grave, ils ne se


reconnaissent pas du tout dans ce portrait_. _Ils décident d’y apporter quelques corrections. « CANNIBALISER » Mis en ligne à 16 h 06, l’article est accompagné d’un encadré : la réponse de


la rédaction numérique à la rédaction_ _papier. _« La synthèse de dépêches est une réalité, qui fait partie de la réactivité, _concèdent les journalistes du site. _Mais seul un rédacteur du


Monde.fr s'y consacre en permanence, sur trois tranches horaires quotidiennes. Le reste de la rédaction travaille à enrichir ces synthèses, et à des articles originaux, des


infographies, des contenus vidéo, des blogs, des newsletters et dossiers pour la zone abonnés... » _Les lecteurs y ont-ils prêté attention ? Entre le « JT version web », « la _Une_ en huit


clics », les « images insolites du week-end sportif », la multitude de blogs invités et les « 70 fils de dépêches thématisés » de l’édition abonnés, il y a déjà tellement de choses à


consulter sur ce site… Si certains ont pris la peine de lire les _« précisions »_ de l’encadré, ils n’avaient aucun moyen de comprendre ce qui se jouait là. Entre les deux _Monde_, régnait


au mieux de la défiance, sinon de l’hostilité. D’abord reléguée derrière l’imprimerie d’Ivry, puis à l’entresol du journal, rue Claude-Bernard, à côté du _Monde des philatélistes_, l’équipe


du site Internet avait pris son envol Quai de la Loire. Non sans une certaine arrogance, les dirigeants du Monde interactif (société contrôlée à 66 % par _Le Monde_, à 34 % par Lagardère)


avaient rêvé tout haut d’une introduction en Bourse et d’une prise de contrôle de la vieille maison inadaptée à la modernité. L’explosion de la bulle Internet avait enterré ce fantasme mais


au _Monde_, le web restait perçu comme une menace : les milliers d’articles offerts gratuitement sur le site risquaient de _« cannibaliser »_ le papier. Le web, en retour, se sentait


constamment méprisé. L’encadré publié par les rédacteurs du Monde.fr est aussi le fruit de ce bloc de ressentiment. ÉLECTROCHOC Quelques minutes après sa mise en ligne, ce lundi 25 mai 2009,


l’article de Xavier Ternisien fait le tour des rédactions web. Leurs journalistes s’envoient le lien par e-mail ou par tchat. Leurs premières réactions sont complexes : des rires nerveux


face à l’énormité des clichés ; la fierté de faire l’objet d’une pleine page dans _Le Monde_ ; la déception de faire l’objet d’un article aussi misérabiliste ; l’espoir d’un électrochoc qui


aboutirait à un recul des contrats précaires ; le soulagement coupable de découvrir que c’est pire ailleurs ; l’incompréhension face à un papier fourre-tout ; et, pour les journalistes cités


dans l’article, un sentiment de trahison. _« J’ai hurlé,_ confie Cécile Chalançon, alors éditrice à 20minutes.fr : _Ternisien avait tordu mes citations. J’avais bien prononcé les mots qu’il


cite, mais il leur avait fait dire le contraire de ce que je pensais. Travailler 24h/24, je trouvais ça bien ! On n’était plus bloqués par des bouclages, on testait plein de choses. » _ _« 


Xavier Ternisien a commis toutes les erreurs des journalistes feignants : prendre ses désirs pour des réalités, partir avec des _a priori_, ne pas écouter les témoignages,_ cingle Johan


Hufnagel, à l’époque rédacteur en chef de Slate.fr._ Il est fort possible que des journalistes en batterie existent quelque part, mais dans ce cas-là, il fallait aller enquêter dans les


fermes de contenus. » _Eric Mettout, son homologue à Lexpress.fr, est lui aussi _« furibard »_ : _« Ternisien a fondé son papier sur les récits des 5_ _% de mecs qui ne sont contents nulle


part. J’ai eu l’impression de lui avoir parlé deux heures pour rien. » _ « ATTAQUES ANTI-WEB » Pour Sylvain Lapoix, journaliste à Marianne2.fr, la mission que s’était assignée Xavier


Ternisien était presque impossible : _« En un seul papier, il a essayé de résumer les situations de centaines de personnes dont on ne parlait jamais et qui vivaient des réalités très


diverses. »_ À _Marianne_, beaucoup de journalistes confondent la rédac web avec un service de maintenance informatique. Au Figaro.fr, où exerce Samuel Laurent, on redoute le jour où le


site, devenu trop puissant, repassera sous le contrôle des rédacteurs en chef du papier. _« Depuis les débats sur Hadopi, Internet était accusé de tous les maux, _rappelle Vincent Glad._ À


l’Assemblée nationale, Frédéric Lefebvre réclamait une régulation du Net pour éviter les viols de jeunes filles et les bombes artisanales. On avait pris l’habitude de répondre aux attaques


anti-web. » _Un à un, les interviewés mécontents, d’autres journalistes web aussi, se fendent de notes de blog ou viennent commenter sous les posts des copains. C’est presque un passage


obligé, un exercice de style. C’est à qui sera le plus virulent, le plus caustique, le plus brillant. BOULE À FACETTES Ceux qui livrent de l’information en continu expliquent qu’il ne faut


pas comparer leur métier à la presse écrite, plutôt à celui des collègues de la radio France Info. Les autres précisent que le bâtonnage de dépêches et la course au meilleur placement dans


Google Actu n’est pas la règle partout. Les _pure players_, notamment, défendent d’autres modèles. Ils parlent de l’avènement d’un rapport plus horizontal aux lecteurs. Ils chantent leur


joie de _« faire la trace »_, leur plaisir d’être « _au cœur du réacteur »,_ leur conviction d’être en train de créer du neuf. De son côté, la rédaction de Rue89 — citée dans l’article du


_Monde_ comme l’endroit où veulent entrer tous les étudiants en journalisme — propose à tous les _« forçats »_ de France de prendre en photo leur lieu de travail et publie un diaporama qui


s’achève sur sa propre boule à facettes. des images de rédaction web de la fin des années 2000. À L’APPEL DE RUE89, LES _« FORÇATS »_ DE FRANCE PRENNENT EN PHOTO LEUR LIEU DE TRAVAIL.


ILLUSTRATION : BENJAMIN TEJERO. Xavier Ternisien, lui, est convaincu d’avoir exprimé l’avis de la majorité silencieuse._ « En privé, mon article a été très bien accueilli par les soutiers et


les sous-fifres. Sauf que le pouvoir des rédacteurs en chef du web était tel que si vous alliez dans le sens de Ternisien, vous pouviez dire adieu à votre carrière. Au contraire,_ croit-il,


_me dégommer, c’était s’offrir un brevet de respectabilité. » _ « CONDITIONS INFERNALES » Un jeune journaliste de Bakchich, Simon Piel, avait déjà dépeint le quotidien de nombreux confrères


du web sept mois plus tôt. Lui-même venait de refuser un CDI au terme de deux années d’apprentissage au site du _Nouvel Obs_. _« J’étais privilégié par rapport à ceux de ma promo qui se


retrouvaient à _Emballage Digest _ou _Cheminées Magazine_. Mais par rapport au boulot de journaliste qu’on avait envisagé, la désillusion était totale. Si on osait se plaindre, le rédacteur


en chef nous disait : _“Je tape dans une poubelle et y’en a dix comme toi qui prennent ta place”_... Il fallait accepter des conditions infernales sous prétexte qu’on travaillait pour un


titre prestigieux. »_ _« Le journalisme français ne se presse pas pour dénoncer son nouveau prolétariat », _regrettait Simon Piel._ _Xavier Ternisien, qui avait lu l’article de Bakchich,


pense avoir livré le papier tant attendu. Et personne ne l’applaudit ?_ _Quarante-huit heures après la publication de son article, surpris par _« la violence » _des réactions, il s’interroge


avec candeur sur son compte Twitter : _« Je trouve les charges contre moi sympathiques, mais un peu injustes. Au fond, est-ce qu'on me reproche pas d'être un journaliste du papier


 ? » _ « RETOURNEMENT DU STIGMATE » Depuis qu’il a rejoint ce réseau social, deux mois plus tôt, Xavier Ternisien y passe beaucoup de temps, au point d’irriter Stéphane Lauer, son chef de


service : _« Xavier y faisait des appels à témoignages. Tout le monde savait quels papiers il allait publier. Je trouvais que c’était une drôle de façon d’agir. »_ Sur Twitter, où règne une


ambiance de soirée étudiante, les vannes trash et les comptes anonymes sont légion. Xavier Ternisien a assimilé les codes de ceux qui gagnent des abonnés à grande vitesse : il joue au troll,


fait de la provoc, va au clash, s’essaye au _personal branding_. Sauf qu’il a 45 ans et qu’il travaille pour une institution de la presse papier ; le statut de mec cool lui est


inaccessible. Plus il redouble d’efforts pour montrer qu’il n’est _« pas un dinosaure »_, plus il s’attire les quolibets des vrais jeunes. L’appellation _« forçats »_, en revanche, fait


florès. Les journalistes web se la réapproprient et en font un hashtag de ralliement. Des tee-shirts _« Forçats de l’info »_ sont mis en vente sur la boutique de Rue89. Xavier Ternisien voit


là _« un exemple classique de retournement du stigmate »_. Dans les conférences de rédaction et sur les réseaux, on discute de l’évolution des usages, des modèles économiques, des


disparités salariales. En ce printemps 2009, se forme l’embryon d’une conscience de classe. _« Xavier Ternisien nous a fédérés »_, constate Cécile Chalançon. Sylvain Lapoix, le journaliste


de Marianne2.fr, propose de créer une association dont il commence par trouver l’acronyme : le Djiin (Développement du Journalisme, de l’Information et de l’Innovation Numérique). À tous


ceux qui veulent en discuter, rendez-vous est donné un jeudi soir au Café de l’Industrie, à Bastille. Ils sont plus de cinquante à se retrouver. Ceux qui étaient un peu isolés dans leur


rédac trouvent des oreilles enfin compréhensives. Ils rencontrent IRL — comme on dit alors — des dizaines de personnes dont ils ne connaissaient que l’avatar Twitter. BUNKER Mélissa Bounoua


est l’une des stars du réseau. Grâce à son compte (massivement suivi) et son blog (en vue), elle a trouvé un stage dans une boîte de prod, où elle fait du community management pour le web


d’Arte. Pour faire avancer le débat, elle a convié les _« négriers » _du web à une table ronde dans les locaux de l’École de journalisme de Sciences Po, dont elle est diplômée. Manque de


chance : _« C’était un jour de remaniement et la moitié de la salle s’est levée pour aller le couvrir. »_ D’autres débats suivent, puis les grandes vacances arrivent. Mais à la rentrée, les 


« Cafés des OS » s’institutionnalisent. Ils ont lieu à l’Industrie, au Coyote, aux Enfants terribles, à La Girafe, à L’Autobus — les bars à la mode du onzième arrondissement. Les premiers


mois, la séance s’ouvre par une harangue un peu grandiloquente de Sylvain Lapoix. Son écharpe multicolore portée comme une étole de diacre, il parle de la nécessité de documenter les


nouvelles réalités du métier. Tout le monde est soulagé quand il a terminé : on peut enfin picoler. Des étudiants en quête de stage trinquent avec des rédacteurs bombardés profs de


journalisme web à 22 ans. Ils discutent plans piges et plans cul. Et tous se répètent que l’avenir leur appartient (s’ils arrivent à payer leur loyer). Cécile Chalançon se souvient d’un _« 


petit monde qui se prend d’amitié, s’embauche, se jalouse, se fait du mal »_. Autour des pintes, sur les photos de l’époque, apparaissent nombre de protagonistes que l’on retrouvera, de part


et d’autre, dans l’affaire de la « ligue du LOL ». de jeunes journalistes web de l'époque lors des "Cafés des OS". MÉLISSA BOUNOUA, VINCENT GLAD ET SYLVAIN LAPOIX, TROIS


HABITUÉS DES « CAFÉS DES OS ». ILLUSTRATION : BENJAMIN TEJERO. Au _Monde_, le rapprochement physique des deux rédactions est enclenché. L’équipe du web rejoint à reculons le siège du


journal. Au troisième étage, son plateau a des allures de bunker : il faut un badge pour y accéder et une hôtesse armée d’un bouquet de fleurs filtre les entrées. Les portiques d’accès


finiront par être désactivés mais il faudra des années avant que la _« convergence »_ aboutisse. Pour accélérer les choses, Xavier Ternisien a une idée : _« La vraie révolution serait


peut-être de nommer des journalistes web à la tête du papier et des journalistes papier à la tête du web »_. Il est même prêt à se dévouer pour la cause. Au printemps 2010, il fait acte de


candidature pour succéder à Benoît Raphaël à la tête du Post, le site participatif du Monde Interactif. Sans succès. Plus tard, il caressera le projet de devenir rédacteur en chef de la zone


payante du Monde.fr, avant de renoncer : _« J’ai senti que je n’étais pas le bienvenu. » _ BASTIDE Douze ans après cet article, beaucoup d’anciens _« forçats »_ reconnaissent que _« Xavier


Ternisien avait mis le doigt sur de vrais problèmes »_. Ils évoquent cette période avec la même nostalgie dans la voix que les pionniers des radios libres : ils étaient jeunes, ils étaient


beaux, tout semblait possible. Mais le web ne représente plus la même utopie et ceux qui ont rejoint la vieille presse ne sont pas mécontents de ne plus se réveiller en pleine nuit pour


modérer des commentaires. Le naufrage du marché publicitaire a rendu un peu vaine la course au clic. Priorité est désormais donnée aux _« contenus »_ susceptibles de _« convertir » _des


abonnés numériques. Dans la plupart des grandes rédactions, les journalistes écrivent indifféremment pour le web et l’imprimé. Au _Monde_, témoigne Stéphane Lauer, _« du jour où des gens du


web ont basculé côté print, ça a provoqué un formidable appel d’air »_. Quelques anciens _« OS du web »_ ont quitté le journalisme et, comme Cécile Chalançon, réfléchissent à une


reconversion dans un métier manuel. D’autres continuent à explorer de nouveaux modes d’expression : Sylvain Lapoix enchaîne les datavisualisations et les bandes dessinées, Mélissa Bounoua a


cofondé un studio de podcasts, Johan Hufnagel un média vidéo exclusivement diffusé sur les réseaux sociaux. Xavier Ternisien, lui, a quitté _Le Monde_ au début de l’été 2013. Usé par le


rythme du quotidien, il souffrait de plus en plus des genoux et les trajets en RER depuis son pavillon de banlieue viraient au supplice. Un changement de vie s’imposait. La mort de son père


a accéléré les choses : la nécessité de gérer le patrimoine reçu en héritage lui a fourni un nouveau métier. Après un Master 2 en économie de l’immobilier, l’ancien journaliste s’est


installé dans un village du Gard dont il a tenté, en vain, de conquérir la mairie en 2020. Retiré dans sa bastide, Xavier Ternisien demeure un utilisateur assidu de Twitter. Mais il ne lit


plus _Le Monde_. * 1Les Forçats de la route, article d'Albert Londres paru dans Le Petit Parisien le 27 juin 1924.