Les révélations sur l'abbé pierre font réagir les lecteurs de « la croix »

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Dans les locaux du groupe Bayard à Montrouge, dans les Hauts-de-Seine, Carine Fritel a découvert à quel point les révélations sur l'abbé Pierre ont surpris les lecteurs de « La Croix ».


  © Crédits photo : F. A. En publiant les conclusions d’un rapport accablant sur l’abbé Pierre fin juillet, le journal catholique _La Croix_ a reçu une avalanche de réactions. Florine Amenta


Publié le 02 octobre 2024 Francis Daubresse, connu sous le pseudo de « frada37 », a 85 ans. Tous les matins, dans son appartement de Saint-Cyr-sur-Loire, il commence sa journée derrière son


écran d’ordinateur. Depuis qu’il est à la retraite, cet ingénieur passe une voire deux heures à lire la presse. Le _New York Times_, le _Guardian_, _Le Soir_, _Il Corriere della Sera _et


récemment_ L’Orient-Le Jour_. Puis il passe à la presse française. Ce matin du 17 juillet 2024, il est _« tombé de l’armoire »_. En consultant le site de _La Croix_, il découvre les


révélations sur l’abbé Pierre. Le journal catholique est le premier (avec le titre _La Vie_) à publier les conclusions d’un rapport commandé par Emmaüs dans lequel plusieurs femmes accusent


l’abbé Pierre d’agressions sexuelles. Francis est sidéré : _« Je savais qu’il n’avait pas toujours été en phase avec ce qu’il était censé faire, mais je ne pensais pas que c’était à ce


point. À partir du moment où j’ai lu les détails publiés dans _La Croix_, que je considère comme un journal sérieux, je me suis dit que c’était plus grave que ce que je pensais. »_ Ni une ni


deux, il partage _一 _comme _« trois à dix fois par jour » 一 _son ressenti dans l’espace des commentaires sous l’article. En dix années de retraite, il pense avoir réagi _« sur plus d’une


dizaine de milliers de pages. »_ Ils viennent de la Creuse, de l’Indre-et-Loire, de l’ouest de la France et très peu de la région parisienne et ont tous un point commun : leur affection pour


l’espace dédié aux commentaires de _La Croix_. Majoritairement des hommes, d’un certain âge, ils lisent la presse puis réagissent en bas de page : stupéfaction, effroi, tristesse… Tout y


passe. À la suite de la publication de l’affaire de l’abbé Pierre,_ La Croix _a reçu une trentaine de lettres, une centaine de mails et une vague de réactions en ligne, plus de 300


commentaires sous les articles, les éditos et les tribunes. Le journal a noté que d’autres sujets avaient créé l’agitation ces derniers mois : les élections législatives, la cérémonie


d’ouverture des Jeux olympiques, les Jeux paralympiques ou encore des thèmes récurrents comme la place des femmes dans l’Église et le célibat des prêtres. LE « SERVICE APRÈS-VENTE » La


réception de ces réactions se fait entièrement depuis les bureaux du groupe Bayard, à Montrouge. Entre deux open spaces aménagés pour les journalistes, un espace confortable est dédié au


service lecteurs et internautes. Dans ce bureau apparaît Carine Fritel, yeux bleus perçants, cheveux courts et posture bien droite. Avec deux autres femmes, elle travaille pour ce qu’elle


nomme le _« service après-vente »_. Depuis quasiment vingt ans, c’est elle qui avertit la rédaction lorsqu’un article fait particulièrement réagir. Celui sur l’abbé Pierre en fait partie. _«


 On a reçu beaucoup de réactions par rapport à d’habitude. On a des lecteurs qui ne comprennent pas comment une personne qui a fait tant de bien peut être accusée de tous ces actes,_


constate la dynamique salariée. _Beaucoup se demandent pourquoi, si certains savaient, personne n’a rien dit. »_ Un duo, composé d’une journaliste du service religion, spécialiste des


enquêtes, et d’une journaliste du service France, experte des questions sociales et fine connaisseuse du monde d’Emmaüs, a été composé pour suivre les révélations. « DÉCEPTION ET COLÈRE »


Aux commandes avec les autres rédacteurs en chef et la direction, Céline Hoyeau est la cheffe du service religion. Attentive à l’utilisation des bons mots, elle s’attache à vérifier


scrupuleusement les informations. Même pour parler du journal pour lequel elle travaille depuis dix-huit ans, elle se réfère à ses notes et aux phrases qu’elle a pris le soin de bien


tourner. La journaliste semble douce et à l’écoute, elle est aussi exigeante et précise. Dans les bibliothèques, derrière son bureau, un livre de Jean Vanier et des ouvrages ecclésiastiques


en italien, comme plusieurs imposants _« Annuario Pontificio »_. Céline Hoyeau a travaillé quatre ans à Radio Vatican avant d’intégrer le service web de _La Croix_ puis de rejoindre le


service religion en 2009. Elle a effectué son premier reportage à l’étranger pour le titre catholique en Irlande. Là-bas, elle a travaillé sur le « Rapport Murphy » qui accusait l’Église


catholique d’avoir couvert des abus sexuels commis par des prêtres pendant trente ans. Elle est mobilisée sur d’autres affaires et devient très vite la spécialiste du sujet. Elle dit avoir


éprouvé _« déception et colère »_ lors des révélations, en janvier 2023, d’abus sexuels de la part de Jean Vanier, le fondateur de la communauté de l’Arche. > « Ce n’est pas possible, 


encore ? » Avec cette affaire, Céline Hoyeau pensait _« avoir touché le fond »_, mais en juillet dernier, les révélations sur l’abbé Pierre la sidèrent. _« Il y a beaucoup de figures


charismatiques de l’Église catholique qui suscitaient de l’admiration et qu’on voit tomber les unes après les autres au fil des révélations sur des violences sexuelles ou des abus de


pouvoirs. Quand il y a eu l’abbé Pierre, je me suis dit : ce n’est pas possible, encore ? » _La journaliste ressent de l’effroi pour les victimes, _« restées dans le silence, écrasées par le


monstre sacré qu’il était »_. LA PAROLE AUX LECTEURS Pour couvrir cette actualité, _« on veut essayer de comprendre comment cette mécanique du silence a marché, comment elle s’est aussi


développée dans les milieux associatifs d’Emmaüs. » _C’est une des problématiques récurrentes posées par les lecteurs du titre catholique : _« Pourquoi tant d’années avant ces témoignages ? 


»_, se demandent-ils. _« On a ressenti le besoin, dans nos articles, d’expliquer pourquoi il fallait en parler. On voulait réexpliquer que ce n’est pas par goût du scoop ou du sordide, mais


parce qu’on est convaincu qu’il faut mettre des mots sur ce qu’il s’est passé en décryptant les mécanismes qui ont permis cette omerta »_, détaille Céline Hoyeau. La cheffe du service


religion note une certaine maturité des lecteurs sur ces sujets sensibles. _« La plupart sont convaincus que le mal vient de la personne qui a commis les abus. Mais il y a aussi des


critiques de ceux qui ne comprennent pas qu’on en parle maintenant, alors qu’il est mort. »_ De manière générale,_ La Croix_ ne répond jamais publiquement à ses lecteurs, le débat se fait


directement entre eux. _« Des fois, c’est rude ! »_, rigole Philippe Viard. Abonné au titre depuis quatre ans, cet ancien psychologue hospitalier, aujourd’hui élu municipal, est très actif


sur le site du journal. _« On peut voir les positions des autres commentateurs évoluer, on est souvent en désaccord, mais c’est le jeu. » _L’homme de 69 ans apprécie cette interaction, il


ressent aussi que la rédaction prend en compte ces discussions publiques. _« Souvent, des articles tombent après qu’on a donné notre avis. »_ DU DÉBAT Avec l’affaire de l’abbé Pierre, ces


papiers-là ont pris la forme de nombreuses tribunes. _« C’est un sujet qui fait débat et on veut être un espace de dialogue, laisser la parole à toutes les sensibilités »_, justifie Séverin


Husson, directeur adjoint de la rédaction de _La Croix_. Parmi ces tribunes, celle de Martin Hirsch, ancien président d’Emmaüs France, est _« l’un des articles les plus lus de l’histoire du


site du journal », _précise-t-il. _« C’était une tribune forte. » _Avec sa plume, Martin Hirsch raconte comment celui qui a été élevé 17 fois à la position de « personnalité préférée des


Français » avait déjà été l’objet de discussions à cause de son comportement avec les femmes. Tous les jours, quatre à six réactions des lecteurs sont publiées en pages 4 et 5 du journal.


Elles comptent parmi les plus lues. À la suite des révélations sur l’abbé Pierre, le 23 juillet, le journal a dédié une double-page à ces interpellations. Parfait pour alimenter les débats.


_« On a des lecteurs assez pluriels »_, remarque Séverin Husson. Philippe Viard les décrit comme _« pointilleux »_, _« dans les commentaires, on se retrouve souvent avec des gens experts de


différents domaines. »_ > _« Dans l’Église et ailleurs, gardons-nous de nous laisser > éblouir »_ Ces réactions de lecteurs sont regroupées puis sélectionnées par Carine Fritel et ses


collègues. Des appels, des lettres, des commentaires et des mails qui sont ensuite choisis par la rédaction en chef afin d’être mis en avant dans l’ouverture du journal. Comment déterminer


qu’une opinion mérite sa place dans les pages du quotidien plus qu’une autre ? _« On essaie surtout de garder les proportions de ce que l’on reçoit »_, explique Carine Fritel. Si une idée


revient souvent, elle apparaîtra d’autant plus sur la page. Ce jour-là, on pouvait autant lire Monique qui trouvait _« cet étalage assez décalé ; et en plus totalement stérile »_, que l’avis


d’Odile Z. : _« Que cela nous serve de leçon : dans l’Église et ailleurs, gardons-nous de nous laisser éblouir. »_ PIÉDESTAL En ligne, dans les espaces dédiés aux commentaires, environ 150


messages par jour sont modérés par le service internautes._ « Beaucoup s’interpellent entre eux »_, constate Carine Fritel. En répondant aux appels des lecteurs, en lisant leurs mails et


leurs lettres envoyées et en modérant toute la journée leurs messages postés en ligne, elle fait le constat d’une évolution des mentalités sur les sujets liés aux violences sexuelles et


sexistes. _« Les gens nous disent quand même qu’il faut arrêter de mettre des personnalités sur un piédestal. »_ Une opinion qui se retrouve dans les tribunes d’écrivains, de théologiens et


de chercheurs comme Axelle Brodiez-Dolino, historienne et directrice de recherche au CNRS. _« Notre société n’en peut plus de la toute-puissance de certains hommes et des violences


patriarcales d’un autre âge »_, déclare-t-elle dans le journal. Les publications sur les révélations sur l’abbé Pierre, plus d’une quarantaine en ligne, sont surtout des sujets de réflexion.


Céline Hoyeau se demande _« comment faire avancer le débat »_ et surtout, comment ne pas lasser les lecteurs face à ces affaires qui s’accumulent. LE CHOIX DES SUJETS TRAITÉS La journaliste


sent en effet une certaine saturation du lectorat. Trois critères déterminent donc désormais si une affaire d’abus sexuels dans l’Église doit être traitée. D’abord, la notoriété de la


personne visée :_ « On veut rétablir la vérité sur ce qu’elle était vraiment. » La Croix_ se demande ensuite si l’affaire illustre une problématique dont l’Église n’avait pas idée. Le titre


prend enfin en compte l’ampleur des révélations et l’intérêt général. «_ Au début, il y avait la question : "Est-ce qu’on ne se tire pas une balle dans le pied à publier des articles


qui mettent en cause des représentants ou responsables de l’Église ?" Mais assez vite, il y a eu cette conscience que ce n’était pas lui faire du mal, mais plutôt l’aider à être plus


fidèle à sa vocation et son message. »_ Sur ces thématiques, la rédaction est d’autant plus attentive aux papiers publiés qu’ils font réagir les lecteurs. Avec le dossier sur l’abbé Pierre,


_« chaque jour, on identifiait les papiers sensibles et on y apportait une relecture supplémentaire »_, explique Séverin Husson. Du côté des journalistes, ce travail d’enquête et de


réflexion est aussi impactant. La cheffe du service religion le constate :_ « Beaucoup de gens qui travaillent dans ce service ont la foi, donc ces affaires vont aussi les ébranler. »_