Silicon valley : idéologie et hypocrisies

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Le regard sans concession d’une ethnologue sur la Silicon Valley et la célébrité 2.0. Jean-Stéphane Migot Publié le 04 mars 2019 « The fundamentals of hypocrisy in Silicon Valley are that


everyone says they want to change the world. And that’s true. They want to change the world from one in which they’re poor into one in which they’re rich ». « L’hypocrisie originelle dans la


Silicon Valley réside dans le fait que tout le monde dit qu’il veut changer le monde. Et c’est vrai. Ils veulent tous changer un monde dans lequel ils étaient pauvres pour en faire un monde


qui les verra riches ». C’est cinglant et bien observé de la part d’Owen Thomas (journaliste free-lance spécialisé dans les technologies et ancien rédacteur de Valleywag), cité par


l’auteur… > Changer le monde, oui. Mais à condition de le faire à leur image > et surtout pour qu’il leur rapporte beaucoup, beaucoup d’argent. Les nouvelles stars de la mondialisation


et du web 2.0, qui travaillent pour Yahoo!, YouTube, Google, Twitter, Microsoft, Facebook et leurs pairs des startups navigant dans ce sillage doré, se prennent pour les super-héros de


demain. En toute modestie, sans fausse arrogance, sûrs qu’ils sont de leur destin et de la rectitude de leur jugement pour y parvenir : bientôt ils connecteront tous les hommes et femmes de


la planète grâce aux outils numériques créés dans leurs bureaux de la côte Ouest américaine. Ils amélioreront la condition de vie de chacun et, condition sine qua non, cette révolution


copernicienne se règlera rubis sur l’ongle : ils y parviendront en devenant les plus riches (en dollars !) de l’univers. Changer le monde, oui. Mais à condition de le faire à leur image et


surtout pour qu’il leur rapporte beaucoup, beaucoup d’argent. Alice E. Marwick, ethnologue américaine enseignant à la Fordham University, spécialiste des réseaux sociaux pour _The New York


Times_, _The Guardian_ et _The Daily Beast_, s’est plongée pendant quatre ans, de 2006 à 2010, dans le monde fermé de la « Tech Scene » californienne de la Silicon Valley. Elle a recueilli


une cinquantaine de témoignages de personnes gravitant dans et au plus près de ce petit monde du web 2.0 (obscurs entrepreneurs ou célébrités de l’Internet, professionnels du marketing


spécialisé, journalistes et blogueurs…). Ce travail lui permet de livrer dans _Status Update _le portrait d’une société influente, qui se veut innovante, généreuse et résolument tournée vers


 « le Progrès au service de l’Humanité ». Mais au fil de son étude, Alice E. Marwick démontre que, loin de réduire le fossé des inégalités entre pauvres et riches, ces passionnés des


nouvelles technologies le creusent et reproduisent cyniquement un monde attaché à des valeurs très conservatrices. L’AMERICAN DREAM 2.0 Que reste-t-il des idéaux révolutionnaires des


pionniers du web qui voulaient libérer les hommes en leur donnant un accès libre et gratuit à la connaissance par la grâce de la Toile puis des réseaux numériques1. Et quand ils théorisent


leurs activités, ils développent les idéaux néo-libéraux les plus chimiquement purs : culte de la personnalité et du modèle individuel incarné par les dinosaures Steve Jobs et Paul Allen,


Bill Gates, Richard Stallman, et les nouvelles icônes Mark Zuckerberg, Kevin Rose, Tim O’Reilly2… Ils se jettent pareillement dans l’adoration de la marque et de l’auto-promotionChapitre 4 :


 « Self-Branding : The (Safe of Work) Self » 3 ; « et louent encore le « self made man » libéral, une méritocratie qui ne survit pas à l’analyse de l’auteur et un monde où les femmes sont


reléguées à des tâches subalternes… » Mais en réalité, en fait de valeurs et de comportements, ce sont les poncifs les plus éculés de « l’American Dream » que cette génération montante


pousse à leur paroxysme4, confirme Alice E. Marwick. Et au lieu d’encourager la révolution des échanges interpersonnels et de la justice économique et sociale, sous couvert d’avancées et


d’innovations technologiques, le système mis en place dans la Silicon Valley conforte le conservatisme du plus dur des modèles capitalistes : prime aux « winners », cols blancs sortis des


universités locales (l’université privée de Stanford à San Francisco), de type européen et masculins, en bonne santé (« healthy ») et de préférence bien faits de leur personne (indispensable


pour les rares femmes qui se hissent au niveau de responsabilités les plus élevés). US ET COUTUMES D’UNE TRIBU INFLUENTE L’intérêt et le sérieux de l’ouvrage de l’ethnologue résident dans


l’important matériau qu’elle a réuni pendant plus de quatre ans au contact de ces protagonistes. Quitte à briser nombre de tabous et à déconstruire des clichés très ancrés, l’auteure


s’appuie sur des commentaires spontanés et pleins de candeur pour décrypter l’idéologie sous jacente de ces libertariens (qui s’ignorent ?) : pacifistes et défenseurs acharnés des libertés


individuelles , mais aussi revendiquant un monde capitaliste sans frontière ni garde-fous économiques, ils ont du mal à faire la synthèse entre leurs rêves d’une solidarité universelle,


inattaquable sur le plan de l’éthique, et leurs souhaits individuels de devenir riches et célèbres... L’ethnologue capture ici la quintessence de leurs comportements, entre eux et en


direction du monde extérieur. Elle recompose le puzzle du tableau de cette communauté à partir de témoignages épars mais recoupés, d’attitudes récurrentes et de phénomènes grégaires : les


réunions et conférences spécialisées, nous l’avons dit, comme les comportements psychologiques répétés des sujets qu’elle observe. Ces confidences sont restituées, pour respecter la rigueur


universitaire sans doute, mais aussi avec beaucoup d’humour, avec l’authenticité des tics de langage de ses interlocuteurs (« You know »…, « I mean »…, « It’s like »…). Cette transcription


multiplie l’effet réaliste sur le lecteur qui s’imagine aisément en face de ces jeunes personnes décomplexées ! UN MONDE PAS SI « CLEAN » Par ailleurs, _Status Update_ ne néglige pas de


décrire et de rappeler le sort des plus faibles dans ce monde impitoyable de la réussite économique (« business success ») : le témoignage d’Adam Jackson est à ce titre édifiant. Débarqué à


22 ans de sa Floride natale pour réussir, croyait-il, dans la « Tech Scene » californienne, il est aujourd’hui retiré dans le New Hampshire, travaillant toujours dans le domaine


technologique, mais à un rythme de salarié après avoir été littéralement aspiré puis évincé de la communauté. Il confie à Alice E. Marwick les affres de sa vie professionnelle d’alors, qui


l’obligeait à multiplier les « jobs » pour survivre et sa constante nécessité de s’afficher « online », sur Twitter, Facebook ou dans les nombreux blogs qu’il avait créés pour augmenter sa


notoriété. De même, l’auteur souligne les dangers de cette sur-exposition médiatique des candidats à la « micro-célébrité » : > L’auteur souligne les dangers de cette sur-exposition 


médiatique > des candidats à la « micro-célébrité ». ils copient les stars du moment (Justin Bieber, Beyonce…) ou les célébrités accros au tweet et au buzz à bon compte (Paris Hilton, MC


Hammer…), mais n’en n’ont pas les moyens de protection. Alors que leur statut permet aux professionnels du show-business de préserver leur vie privée en attaquant ceux qui les diffament, nul


recours pour les postulants du web 2.0. Qui peuvent aussi plonger, souligne l’auteure dans une anxiété et une paranoïa chroniques dues par exemple à la « peur de ne pas en être » (FOMO, « 


Fear Of Missing Out »)… Grandeurs et décadence du modèle californien de la singulière Silicon Valley… La lecture de cet ouvrage d’Alice E. Marwick est extrêmement instructive sur les us et


coutumes de cette société brillante (pour ne pas dire clinquante), dont les succès financiers et populaires continuent de fasciner le plus grand nombre partout dans le monde. > Écrit avec


 la rigueur du scientifique mais vif et rythmé comme une > enquête d’investigation journalistique, l'ouvrage donne un > éclairage cru sur la violence de cette société. Écrit avec


la rigueur du scientifique mais vif et rythmé comme une enquête d’investigation journalistique, il donne un éclairage cru sur la violence de cette société, sans verser dans le procès à


charge. Simplement il rappelle quelques évidences sur la médiatisation de ces succès et sur le système économique sur lequel il repose : combien d’Adams Jackson pour un Bill Gates ? Pour


combien de temps encore laissera-t-il les talents féminins, les compétences des minorités, sur le côté ? Ces dividendes sont-ils aussi généreusement redistribués que veulent le faire croire


ceux qui les produisent ? En ont-ils véritablement le souhait, malgré l’image progressiste, « authentique », qu’ils donnent à voir ? On attend avec impatience la traduction de ce livre en


français et pourquoi pas, une enquête « Made in France » sans concession et aussi bien documentée sur les milieux de la French Tech dont certains succès n’ont rien à envier à ceux de la


Vallée californienne en termes d’innovation. * 1Les concepteurs, animateurs, pourvoyeurs de la seconde génération du web soignent avant tout leur image et leur « statut » online. cette 


«authenticité» magique (et qu’ils ont paradoxalement fabriquée), est génératrice de _like_ et autre _retweet_, comme autant de récompenses narcissiquesChapitre 2 : « Leaders and Followers :


Status in the Tech Scene »" data-value=""> * 2Chapitre 3 : « The Fabulous Lives of Micro-celebrities » * 3 dont leurs gourous (Tim Ferris, Gary Vaynerchuck) font l’alpha et


l’oméga de la réussite personnelle; ils se délectent de leur médiatisation permanente sous les projecteurs de YouTube et de leur connexion à Facebook, Tumblr ou TwitterChapitre 5 : « 


Lifestreaming : We Live in Public » * 4Chapitre 6 : « Designed in California : Entrepreneurship and The Myths of Web 2.0 »