Changer de paradigme pour soigner les cancers : c’est maintenant, et c’est une question de justice | terra nova

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La recherche et l’innovation thérapeutique en cancérologie connaissent actuellement une croissance sans précédent. La cancérologie est ainsi, largement, la spécialité pour laquelle l’agence


américaine de régulation des médicaments, la Food and Drug Administration (FDA) a approuvé récemment le plus de nouveaux médicaments : pas moins de 50 en 2021. Pourtant, l’accès réel des


patients à ces innovations est problématique. L’accès aux soins dans son ensemble est actuellement confronté à un déficit structurel en ressources humaines, notamment du personnel


paramédical. Cet écart entre l’amélioration des résultats liés à la recherche et l’impossibilité de les mettre en œuvre pose des problèmes majeurs d’accès à l’innovation. Quelles sont les


pistes de réponse à cet enjeu, et quels moyens, en termes de recherche et d’investissement public, avons-nous pour réussir collectivement notre réponse à ce défi ? Le champ de l’oncologie de


précision pourrait régler une partie de ces problèmes. L’oncologie de précision, ou oncologie moléculaire, se définit comme une approche médicale qui consiste à caractériser la biologie du


cancer et du patient, afin de définir les meilleurs traitements à administrer (Annal Oncol, 2018). Concrètement, dans l’oncologie de précision, on réalise une batterie de tests moléculaires


ou cellulaires au moment du diagnostic et pendant le suivi, de façon à prédire la sensibilité aux traitements et le risque d’évolution défavorable du cancer. Soit les caractéristiques


moléculaires indiquent que la maladie entre dans le domaine des situations dont l’évolution peut être envisagée comme favorable à l’issue d’une prise en charge standard offerte dans tous les


centres de cancérologie, et l’enjeu devient celui d’une éventuelle désescalade thérapeutique, soit le risque d’une mauvaise réponse aux traitements standards est jugé élevé, et le recours à


l’innovation thérapeutique en milieu très spécialisé est justifiée. Dans tous les cas, l’information dont dispose le médecin en est transformée, et la « décision partagée » avec le patient,


qui doit guider les choix thérapeutiques en combinant les critères de succès, l’enjeu de la qualité de vie, les préférences du patient, devient un dialogue médecin-patient bien mieux


renseigné. Or cette approche est aujourd’hui largement freinée dans notre pays. Malgré un bénéfice démontré et un potentiel industriel important, cette approche médicale n’a pas été


développée de façon optimale jusqu’à maintenant en France, alors même que les équipes françaises ont été pionnières pour la promotion de ce concept. Ceci est lié en grande partie à l’absence


de modèle de développement Industriel et de volonté politique. Le développement de l’oncologie de précision moderne devrait pourtant être au sommet de notre agenda à tous. D’abord, bien


sûr, pour une raison massive de principe : son impact positif sur la survie des patients a été bien démontré. Mais aussi parce que cet horizon promet des bénéfices pratiques et


organisationnels apparemment plus indirects, mais néanmoins décisifs : régler une partie des problèmes d’accès à l’innovation en oncologie. L’amélioration de l’accès à l’innovation passe par


l’usage diffusé à l’échelle nationale, et dès l’annonce diagnostique, de tests biologiques, permettant de caractériser finement la maladie. Ceci permettrait d’accélérer la mise sur le


marché de médicament innovants et de traiter mieux avec moins de ressources, notamment humaines. Tout d’abord, l’oncologie de précision permet de quantifier le risque d’évolution défavorable


d’un cancer. Par ce biais, elle permet d’éviter de sur-traiter des patients guéris, notamment ceux présentant un cancer localisé. A titre d’exemple, le développement de tests génomiques


dans le cancer du sein a permis de réduire d’environ 20% le nombre de chimiothérapies. Le développement de tests similaires dans les cinq cancers localisés les plus fréquents pourrait


permettre de réduire de façon drastique les traitements chez environ 200.000 patients par an dans les pays occidentaux. Par extension, cette approche pourrait aussi permettre de réduire le


nombre de personnes soumises à des tests de dépistage nationaux. Une étude européenne évalue par exemple actuellement la piste d’une réduction de l’intensité du dépistage par mammographie


chez les patientes ne présentant pas de facteur de risque de cancer du sein, notamment génétique. L’oncologie de précision permet également de mieux définir dès le diagnostic quelle thérapie


est la plus efficace chez un patient donné. Ceci a pour conséquence d’éviter les multiples séquences thérapeutiques. Concrètement, une patiente présentant un cancer du sein localisé est


aujourd’hui susceptible de recevoir deux séquences de chimiothérapie de trois mois chacune, puis un anticorps monoclonal pour une durée d’un an et une hormonothérapie pouvant durer 10 ans.


L’oncologie de précision devrait permettre d’identifier des patientes guéries dès la première séquence thérapeutique. Le deuxième impact serait de permettre des séquences uniques de


traitements de durée très courte. Ainsi, une étude récente dans le cancer du côlon a montré que 67% des patients avec défaut de réparation de l’ADN présentaient une réponse complète à une


immunothérapie ciblée d’une durée de huit semaines, suggérant qu’un traitement extrêmement court pourrait les guérir. On estime que 10% des patients présentent des anomalies moléculaires de


forte sensibilité ce qui les rendrait éligibles à des traitements ultracourts efficaces. On le voit donc : parce qu’elle permet de calibrer au plus sobre le soin délivré à chaque patient, le


développement de l’oncologie de précision est clé dans un souci d’économiser la ressource nécessaire à l’accès aux soins et à l’innovation. Mais l’oncologie de précision permet en outre


d’améliorer l’accès des patients à l’innovation, via l’accélération de la recherche clinique. On l’a dit, les tests biologiques permettent l’identification de patients à haut risque


évolutif. Or la capacité d’identifier ces patients à haut risque est décisive : non seulement, bien sûr, pour la qualité de leur prise en charge, mais aussi parce qu’elle permet de réaliser


des essais cliniques avec des effectifs plus faibles, et donc d’accélérer drastiquement la mise à disposition des médicaments et de réduire les coûts de développement. On estime que la


taille des essais cliniques pourrait être divisée par deux en focalisant ceux-ci sur les patients à haut risque d’évolution défavorable. Tout ceci appelle un véritable changement de


paradigme dans notre approche de l’innovation thérapeutique en cancérologie. Le concept sous-jacent de l’oncologie moléculaire est que les cancers devraient être classés selon les


caractéristiques moléculaires, et non plus exclusivement par leur site anatomique. L’approche actuelle des cancers « par organes » devient en partie périmée. A titre d’exemple, les mutations


du gène KRAS sont communes aux cancers du côlon, pancréas, poumon et autres, et pourraient définir une classe de cancers définis comme « ras mutés ». Cette modification radicale des


classifications des cancers pourrait accélérer les développements des médicaments, et par ce biais accélérer l’accès. Et donc, in fine, la qualité des soins et surtout les chances de


guérison pour nos patients ! A titre d’exemple, les patientes présentant un cancer du sein métastatique triple négatif n’ont eu accès à l’immunothérapie par anticorps anti-PDL1 qu’en 2019 en


France, alors que l’anomalie moléculaire définissant la sensibilité à ces médicaments est connue depuis… 2012 et est commune à la plupart des cancers. Si les classifications moléculaires


des cancers (ici expression de PDL1) étaient utilisées plutôt que les classifications basées sur l’organe d’origine des cancers, plus de 6.000 patientes présentant un cancer du sein


métastatique « triple négatif » auraient eu un accès aux anti-PDL1 en France avant 2019. Il existe de nombreux exemples comme celui-ci, notamment dans le domaine des immunothérapies et


thérapies ciblées. Ce changement de paradigme impliquera de changer le cadre cognitif de la recherche et de la médecine du cancer ; mais il engage aussi, au plan normatif, des valeurs


fondamentales, et à ce titre il est une affaire de volonté politique. La question de l’accès aux innovations en cancérologie est une question de justice sociale. Les conditions actuelles


sont marquées par des inégalités territoriales et sociales qui pourraient être réduites si nous choisissions de développer l’oncologie moléculaire. La cancérologie moléculaire moderne nous


offre un modèle d’organisation des soins capable de réduire les inégalités sociales et territoriales d’accès au meilleur soin. Le développement de nouvelles technologies est associé à une


réduction importante des coûts et à une automatisation des tâches. A titre d’exemple, le cout d’un séquençage complet du génome est maintenant aux alentours de 200 euros, alors qu’il était


de plus de mille euros il y a trois ans. La diffusion de ces technologies peu coûteuses à l’échelle du territoire va permettre d’augmenter le nombre de patients ayant accès à l’innovation


thérapeutique, notamment en identifiant dès le diagnostic ceux qui présentent une anomalie rare du génome. Ce modèle reposerait, au plan technologique, sur la généralisation de pratiques


diagnostiques, le séquençage génomique et l’utilisation diagnostique de l’IA, qui sont déjà disponibles en France, et qui, si elles étaient maintenant organisées dans un paradigme de prise


en charge systématique rénové, offrirait à tous les patients, de manière bien plus équitable qu’aujourd’hui, les meilleures chances. Au plan technologique, les conditions indispensables au


développement de l’oncologie de précision se trouvent au moins en partie satisfaites aujourd’hui dans notre pays. Par exemple, nous sommes capables de réaliser des analyses du génome à haut


débit, comme en témoigne le Plan Médecine France génomique. Nous disposons également d’une avance dans le domaine de l’intelligence artificielle appliquée à la pathologie digitale, domaine


dans lequel la France produit des tests innovants.  Nous avons donc des atouts technologiques, mais il faut maintenant être capables de trouver des mécanismes simples de remboursement et de


développer cette approche, à la fois au niveau de la recherche et de la mise en œuvre. Nous savons que la réduction des inégalités en termes de qualité des soins du cancer passe par une


diffusion large de l’accès aux technologies diagnostiques, ce qui sera possible grâce à une réduction des coûts technologiques et une moindre dépendance à l’expertise humaine. La question


qui est devant nous, c’est celle du changement culturel et de la volonté politique. Au travers de cette liste d’exemples, nous avons illustré que les technologies moléculaires diagnostiques,


outre leur puissance de progrès direct pour la survie des patients, pourraient accélérer l’accès à l’innovation thérapeutique, mais aussi mieux utiliser les ressources humaines en les


concentrant sur les patients les plus à risque, et à ce titre favoriser un accès plus juste. La mise en œuvre de cette nouvelle médecine est à portée de main, mais son implémentation


nécessite un changement culturel et une volonté politique. Le changement culturel passe par une nouvelle manière de définir les cancers, via leurs caractéristiques moléculaires, en plus de


l’organe duquel ils sont issus. Ceci concerne les acteurs académiques, mais aussi et surtout les agences d’enregistrement des médicaments. La volonté politique est indispensable pour changer


la donne ; concrètement, elle se traduirait par la création de structures de recherche dédiées, et le développement d’un marché des tests moléculaires diagnostiques, la diffusion de


guidelines dédiées à l’usage des cancérologues, et la création des mécanismes de remboursement et des incitations. Par exemple, l’un des freins identifiables au développement de l’oncologie


de précision, à la différence des autres actes de biologie médicales couverts par une nomenclature et une cotation officielles prises en charge par l’Assurance maladie, les séquençages à


haut débit du génome tumoral ne sont remboursés en France à N+1 qu’au travers d’un dispositif temporaire. Il est temps de mettre en chantier des scénarios stratégiques d’évolution. Puisque


certains tests permettent une réduction de l’usage de médicaments coûteux, on pourrait envisager que leur mise en œuvre en pratique courante soit financée via un pourcentage des économies


réalisées et que leur contribution à la réduction des inégalités d’accès à l’innovation soit explicitement valorisée. La promotion et la généralisation des pratiques de l’oncologie de


précision est un choix technique et scientifique qui va changer la médecine, et donc la vie des patients ; mais c’est donc aussi un choix stratégique et politique, qui suppose une volonté


politique parce qu’il engage des valeurs fondamentales, et un choix social déterminant pour assurer demain à tous les patients des conditions justes d’accès à l’innovation et à des soins de


qualité.