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Les déboires de Conforama ne peuvent réjouir personne. L’annonce de la fermeture de dizaines de magasins, le 2 juillet dernier, va laisser sur le carreau 1 900 salariés en 2020, soit 20 %
des effectifs. Les pouvoirs publics ne peuvent voir que d’un mauvais œil ce qui fut jadis « le pays où la vie est moins chère » traverser de sombres moments. Bien sûr, pour un observateur
extérieur, il est ardu d’expliquer les raisons des défaillances d’une entreprise aussi grande et aussi ancienne. La prudence s’impose. L’échec d’une société résulte toujours d’un mélange
complexe et interdépendant de facteurs internes et externes. Pour les facteurs endogènes, seul un auditeur patenté (et encore ?) pourrait expliquer les mécomptes de Conforama. Erreurs
d’investissements ? Stratégie erronée ? Conseil d’administration incompétent ? Mauvais positionnement prix ? Ratage du rachat de Darty ? Les actionnaires, les dirigeants, les salariés et les
syndicats doivent débattre sans fin des décisions, parfois des fautes de gestion ou de management, qui ont provoqué les épreuves actuelles. Cet article tente d’identifier spécifiquement les
facteurs exogènes, propres au marché et à l’environnement, qui expliqueraient les déconvenues d’un des leaders de l’ameublement en France. Des facteurs qui peuvent aussi expliquer la chute
précipitée de l’enseigne Fly, rachetée fin 2018 par But, concurrent de Conforama qui s’est d’ailleurs porté candidat à son rachat en mars 2019 sans que l’opération n’aboutisse. UN MARCHÉ
CYCLIQUE OÙ LES PRIX COMPTENT Le marché du meuble est un marché extrêmement cyclique. Il est très sensible à l’environnement économique et à la croissance du PIB. D’après l’IPEA (Institut de
prospective et d’études de l’ameublement), le marché aurait décru de 2,7 %, après avoir connu une reprise de trois ans. Sur ce marché, mis à part des niches dites « haut de gamme »,
l’immense majorité des ménages se montre très sensible au prix. D’ailleurs, les slogans historiques de Conforama et de But le martelaient : « Le pays où la vie et moins chère » et le « juste
prix ». Le marché du meuble connaît, depuis au moins une décennie, une mutation sans précédent sur le plan des comportements d’achat et du rôle statutaire et symbolique que le mobilier
occupe dans l’esprit des gens. Essayons de recenser, par ordre croissant d’importance, les facteurs exogènes pouvant expliquer les ennuis de Conforama. D’abord, les grands distributeurs ont
été impactés par l’essor d’Internet et des outils numériques. Le commerce en ligne est en effet un formidable outil de désintermédiation, qui rabote les coûts, baisse les prix et lamine les
marges. Amazon, qui a d’ailleurs annoncé le recrutement de 1 800 personnes en CDI en France le jour même de l’annonce du plan social chez Conforama, s’est ainsi construit un avantage
concurrentiel en investissant dans des plates-formes logistiques géantes et ultrarobotisées permettant de stocker tout type de biens – y compris des meubles. Ensuite, des sites, comme
Leboncoin ou eBay, permettent d’acheter très facilement des meubles d’occasion à bon compte. Dans une société où la mobilité et les divorces sont légion, beaucoup hésitent à investir
durablement dans le mobilier. Mais c’est surtout l’irruption d’Ikea et sa montée en puissance en France et dans le monde qui a chamboulé le marché. L’EXPLOIT D’IKEA Le numéro un mondial
suédois est aussi devenu leader dans l’hexagone, grâce à une stratégie de rupture jouant sur la symbolique même du meuble et transformant ainsi la façon dont les clients achètent des
meubles. La vision affichée d’Ikea sur son site est de « créer un meilleur quotidien pour le plus grand nombre ». Sa stratégie est à ranger dans la catégorie « Océan Bleu » décrite en 2005
par W. Chan Kim et Renée Mauborgne, chercheurs à l’INSEAD, selon laquelle une entreprise parvient à se créer un nouvel espace de marché où elle se retrouve face à peu de concurrence (océan
bleu), lorsque les autres continuent de s’entre-déchirer à coup de baisses des prix (océan rouge). En effet, sur le marché du meuble, Ikea c’est du « low cost différent ». Grâce à des
stockages de meubles à plat, des magasins qui ressemblent à de vastes hangars bleus et jaunes, généralement éloignés des centres-villes, où le client doit presque tout faire soi-même, des
achats de matières et meubles groupés, Ikea parvient à vendre à des prix très compétitifs. La marque suédoise s’est dotée d’une image de bien-être, à moindre coût, originale, conviviale et
familiale. Ses magasins proposent cafétérias, espaces pour les enfants, épiceries suédoises, etc. L’achat chez Ikea se rapproche d’une sortie en famille où l’on va vivre une expérience
particulière. Faisant oublier au passage les difficultés pour se garer, circuler dans le labyrinthe imposé, choisir les produits (peu de vendeurs dans les rayons), trouver les emballages sur
des étagères haut perchées, attendre aux caisses, transporter les cartons plats, les rentrer dans le véhicule, les ramener dans le logement et les monter soi-même en suivant laborieusement
un mode d’emploi parfois sibyllin. C’est le prix à payer (les efforts) pour ne pas payer cher ! Ikea, en outre, a réussi un exploit qui passe inaperçu, mais réel. Son très attendu catalogue
ne présente pas simplement des meubles et des objets de décoration, mais une ambiance où l’on voit des familles vivre « l’expérience IKEA » en situation. L’exploit réside dans le fait que ce
catalogue, conçu comme un magazine de presse spécialisée dans la maison, est destiné à rester posé sur la table du salon pendant dans des mois pour que les clients potentiels le feuillètent
et y récoltent des idées d’ameublement ou de décoration ! Ikea ne se contente pas de satisfaire le besoin de meubles, mais suscite le désir de renouveler sans cesse son décor de vie. UN
LIT, CE N’EST PLUS POUR LA VIE Ikea a profondément changé la façon dont les gens font leur achat de meubles, vivent leurs meubles et pensent leur meuble. L’entreprise a surfé, voire impulsé,
la vague de fond qui a chamboulé le statut du meuble dans notre société. Pendant longtemps, l’ameublement a été réservé à une élite religieuse, politique et économique. L’immense majorité
de la population, jusqu’au début du XXe siècle, possédait peu ou pas de meubles. Un lit, une table, des chaises et une armoire suffisaient à combler les besoins des gens, contraints par des
revenus faibles. L’ameublement va véritablement décoller en France, dans les Trente glorieuses, avec tous les autres équipements de la maison, l’électroménager puis la décoration. Mais
jusqu’à l’arrivée d’Ikea, le meuble reste un « bien d’équipement », au sens économique du terme. C’est donc, comme les autres biens d’équipement, un achat raisonné, impliquant et onéreux. On
achète un meuble quand on en a besoin. On cherche un canapé, et donc un achète un canapé. On change peu de meubles. Les générations se les transmettent. Un lit, c’est pour la vie. Une salle
à manger aussi. Les meubles coûtent cher par rapport au salaire de base. Ils sont souvent lourds, massifs, peu faciles à déplacer ou à transporter. Il faut des spécialistes ou d’excellents
bricoleurs pour les monter. Avec les nouveaux matériaux puis les délocalisations industrielles en Chine et autres pays émergents, les coûts chutent. Et Ikea fait passer l’ameublement de la
catégorie « biens d’équipement » à celle des « biens de consommation ». LA DÉSACRALISATION DES MEUBLES Ikea a donné envie de renouveler plus fréquemment son mobilier et sa décoration. La
firme scandinave a désacralisé le meuble. Ce dernier a perdu son statut iconique qui symbolisait la pérennité, la longévité et la stabilité. Ikea donne envie d’en changer plus souvent et
suscite l’achat d’impulsion. On rentre chez Ikea pour acheter un bureau et on ressort avec le bureau, une bibliothèque, une lampe, des ustensiles de cuisine et un vase, après avoir consommé
des boulettes de saumon. On est passé d’un achat rationnel à un achat émotionnel. Ce faisant, le meuble s’est démystifié. À quoi bon investir à grands frais, si l’on déménage ou si l’on veut
changer ses meubles plus souvent ? Face à un concurrent dont les prix sont très agressifs, Conforama a sans doute manqué le virage du « meuble objet de consommation ». Sa tentative passée
de monter en gamme a fait chou blanc. On pourrait résumer le positionnement des grandes enseignes en présence, en fonction de leur prix (accessible ou premium) et de leur style (moderne ou
traditionnel) : Conforama et But seraient de « l’accessible traditionnel ». Maison du Monde et Habitat seraient du « premium moderne ». Ikea serait de « l’accessible moderne ». Ce dernier
n’aurait fait que concrétiser une mutation plus profonde, celle de la relation que les ménages entretiennent avec leurs meubles. Jusqu’à ce qu’un entrepreneur imaginatif ne vienne à nouveau
chambouler le marché.