En ukraine comme à gaza, la démographie fait son retour sur les champs de bataille

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FIGAROVOX/TRIBUNE - Facteur central étudié par les stratèges militaires jusqu’au XXe siècle, le nombre de naissances apparaît à nouveau comme déterminant dans les conflits actuels, analyse


le géographe Laurent Chalard. Publicité _Laurent Chalard est docteur en géographie de l’université Paris IV-Sorbonne et travaille au European Centre for International Affairs._


------------------------- _«Une nuit de Paris réparera tout ça»_, telle est l'une des citations attribuées à l'un des plus grands génies militaires de l'histoire, Napoléon


Bonaparte, après l'hécatombe de la bataille d'Eylau en 1807, qui inspirera le personnage du colonel Chabert à Balzac. L'empereur avait pleinement conscience que ses succès


relevaient autant de ses talents de fin stratège que de la puissance démographique française, le pays le plus peuplé d'Europe à l'époque avec la Russie. En effet, dans


l'histoire de l'humanité, la démographie a souvent joué un rôle non négligeable dans les résultats des conflits armés, les États en expansion bénéficiant souvent d'une


population en forte croissance alors que les États en perte de vitesse la voyaient se contracter. Par exemple, les dernières recherches historiques considèrent qu'au recul du nombre


d'habitants constaté dans l'empire romain à partir de la peste antonine sous le règne de Marc Aurèle au IIe siècle de notre ère correspond ses premières difficultés sur ses


frontières face aux «barbares», qui ne feront que s'accentuer le siècle suivant. Cependant, il n'existe pas de déterminisme démographique, la corrélation étant loin d'être


systématique. D'autres facteurs exercent une influence aussi, voire plus, importante dans les affrontements armés comme le niveau technologique (la maîtrise de la métallurgie du fer par


les Hittites), la stratégie (Alexandre le Grand, Jules César ou Napoléon), la motivation des combattants (les premières conquêtes arabes liées à la diffusion du message du prophète Mahomet)


ou le caractère plus ou moins militaire d'une société (la cité-État de Sparte ou le royaume de Prusse). En conséquence, l'histoire est jalonnée de victoires remportées par des


forces moins nombreuses que leur adversaire, dont l'une des plus connues est la bataille de Crécy, qui a eu lieu le 26 août 1346, où les archers gallois de l'armée anglaise


décimèrent la chevalerie française. Malgré les limites précédemment exposées, jusque dans la première moitié du XXe siècle, les stratèges ont toujours accordé un rôle majeur à la


démographie, sous l'angle du nombre de soldats mobilisables, dans les confrontations entre les grandes puissances, en particulier lors de la Première Guerre mondiale. Son issue a


largement reposé sur le soutien américain au camp des Alliés à partir de 1917, venu faire basculer la balance numérique en leur faveur, conduisant à la défaite des empires centraux


l'année suivante. Mais, après le point de rupture que fut la guerre des Six Jours en juin 1967, où le petit État d'Israël a écrasé ses voisins arabes, dont l'Égypte,


considérablement plus peuplée, la stratégie militaire s'est progressivement désintéressée de la démographie. Cette dernière est désormais considérée comme une question subalterne dans


l'appréhension des conflits, la victoire revenant au camp disposant du niveau technologique le plus élevé et de l'organisation la plus sophistiquée, comme en a témoigné la guerre


du Golfe en 1990-1991. Or, trois récents exemples pris dans deux affrontements majeurs en cours, en Ukraine et dans la bande de Gaza, viennent nous montrer que ce n'est plus le cas, le


nombre de combattants faisant son retour sur les champs de bataille. > L'Ukraine est saignée à blanc et sa situation démographique > héritée est catastrophique, avec le plus fort 


déclin de la > population des pays les plus peuplés de la planète depuis 1991. > Laurent Chalard Le premier exemple concerne le début de la guerre en Ukraine en février 2022. Les


Russes ont envoyé une force d'invasion, comprise entre 170.000 et 190.000 hommes, largement inférieure numériquement à l'armée ukrainienne, composée d'environ 300.000 hommes,


ne leur permettant manifestement pas d'atteindre l'ensemble de leurs objectifs, sans présumer d'en avoir une connaissance exacte (personne n'est dans la tête de Vladimir


Poutine). La supériorité militaire de Moscou n'était pas suffisamment importante pour faire plier complètement une armée plus nombreuse. Rappelons, à titre comparatif, que lors de la


Campagne de France du printemps 1940, Hitler avait lancé plus de 3 millions d'hommes sur le Benelux et l'Hexagone, ensemble géographique de taille comparable à l'Ukraine dans


ses frontières de 2014. Plus qu'une résistance acharnée du peuple ukrainien, c'est avant tout la faiblesse numérique de la force d'invasion qui a conduit, dans un premier


temps, à limiter la progression des troupes russes, puis, dans un second temps, à les faire reculer dans les oblasts de Kharkiv et de Kherson. Car le rapport numérique entre les deux armées


a très largement évolué en faveur de Kiev en septembre 2022 grâce à une mobilisation rapide et réussie, qui a permis un plus que doublement du nombre de ses soldats. La seconde phase de la


guerre en Ukraine, entamée depuis 2023, constitue le deuxième exemple. Le conflit a basculé dans une guerre d'usure sur une ligne de front continue, faisant que le pays le plus peuplé,


qui peut mobiliser le plus d'hommes, c’est-à-dire la Russie (145 millions d'habitants), va très probablement finir par l'emporter à la longue sur le pays le moins peuplé,


l'Ukraine (seulement 30 millions d'habitants dans la partie contrôlée par le gouvernement de Kiev). L’Ukraine est saignée à blanc et sa situation démographique héritée est


catastrophique, avec le plus fort déclin de la population des pays les plus peuplés de la planète depuis 1991. Peu importe l'ampleur de l'aide militaire de l'OTAN que peut


recevoir l'Ukraine, sauf nouvelle révolution d'Octobre ou apocalyptique troisième guerre mondiale, la démographie est imparable sur le résultat final… > Ce retour en force du 


facteur démographique dans les conflits rend > impératif sa meilleure prise en compte par les dirigeants > français. > Laurent Chalard Enfin, troisième et dernier exemple dans la


lutte que se livrent dans la bande de Gaza les forces de Tsahal et le Hamas depuis le 7 octobre 2023. L'État hébreu, à la surprise de certains observateurs internationaux, paraît en


difficulté, n'arrivant pas à contrôler de manière permanente les quartiers occupés et subissant de lourdes pertes au sein de ses troupes d'élite, comme la brigade Golani. Étant


donné la très forte fécondité héritée des Gazaouis (plus de 7 enfants par femme jusque dans les années 1990), qui a fait passer la population de l'enclave palestinienne de 340.000


habitants en 1970 à environ 2,2 millions en 2023, soit une multiplication par plus de six, le Hamas dispose d'un ample réservoir de jeunes hommes pour combattre. Ce dernier lui permet


de compenser ses pertes conséquentes face à l'armée israélienne dans un contexte urbain (une densité de 35.000 habitants par km2 dans le camp de réfugiés de Jabaliya) qui annihile


partiellement le décalage technologique entre les forces belligérantes, ne donnant pas totalement tort au défunt leader de l'OLP, Yasser Arafat, qui avait affirmé que _«le ventre de nos


femmes nous donnera la victoire»_. Comme les Russes au début de l'invasion de l'Ukraine, les Israéliens ont surestimé leur supériorité technologique, étant, jusqu'ici,


habitués à des succès relativement faciles et rapides, même si de premiers signes de faiblesse avaient émergé lors de la seconde guerre du Liban face au Hezbollah à l'été 2006. Ce


retour en force du facteur démographique dans les conflits rend impératif sa meilleure prise en compte par les dirigeants français et européens dans l'optique d'éviter de faire des


erreurs d'appréciation concernant les capacités réelles de nos armées à intervenir sur des théâtres d'opérations à l'étranger. Il convient d'arrêter de


s'illusionner sur notre puissance dans un monde _de facto_ multipolaire, où le poids de l'Union européenne s'affaisse à vue d'œil, les naissances n'y représentant


plus que 3% du total planétaire en 2020, soit une goutte d'eau. Cette situation démographique dégradée nous rend de plus en plus vulnérable face aux menaces extérieures, d'autant


que les écarts technologiques avec le reste du monde ont tendance à se réduire au fur et à mesure du temps. En l'absence de réserves importantes de jeunes, et donc de soldats, les


ambitions européennes doivent s'adapter en conséquence, nous appelant à la prudence, au risque sinon de se prendre des gifles monumentales...