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Les médias indiens l’appellent « la rupture Jio »(1). En septembre 2016, Mukesh Ambani, magnat de l’industrie pétrochimique indienne, homme le plus riche d’Inde, et heureux propriétaire de
la plus chère demeure privée jamais construite, se lance sur le marché des opérateurs de téléphonie mobile avec l’appui controversé du Premier ministre Narendra Modi, lequel a promis à ses
électeurs l’avènement de « l’Inde numérique »(2). Pour l’homme de la rue, c’est Diwali(3) avant l’heure : Jio promet la 4G jusque dans les villages, le giga de données à 50 roupies[+]
NoteEnviron 65 centimes d’euro. , et propose même, depuis juillet 2017, la mise à disposition d’un smartphone(4), de fabrication locale, certes, mais gratuite. Accueillie avec un certain
scepticisme, voire l’indignation et la crainte des concurrents, la nouvelle offre Jio et la guerre des prix qu’elle a suscitée est en passe de révolutionner profondément les habitudes de
consommation numérique des Indiens, et pourrait bien faire du subcontinent le prochain eldorado des applications mobiles. En effet, d’après la 4e rétrospective de App Annie, les Indiens ont
téléchargé 6 milliards d’applications mobiles sur Google Play en 2016, en croissance de 71 % par rapport à 2015, devenant ainsi le premier pays en termes de téléchargement sur la plateforme.
Les acteurs s’accordent à attribuer cette croissance folle – comparée aux 15 % de la moyenne mondiale – à l’effet Jio. Et l’optimisme est de rigueur : la pénétration du smartphone au pays
de l’internet mobile est encore faible, autour de 30 % et laisse présager de belles marges de progression pour les téléchargements futurs d’applications. L’application reine des téléphones
indiens, c’est WhatsApp. Première application la plus téléchargée selon le rapport annuel Mary Meeker, elle serait présente sur 96 % des appareils équipés du système Android et a conquis 200
millions d’utilisateurs uniques mensuels d’après Brian Acton, l’un de ses fondateurs, venu en février dernier réaffirmer l’importance de l’Inde pour l’application de messagerie mobile.
WhatsApp est omniprésent dans la vie quotidienne et sa toute-puissance le fait parfois craindre des autorités par sa capacité à répandre les rumeurs d’un simple transfert rapide et gratuit,
qui finit par en rendre la source anonyme. Cette gratuité est d’ailleurs une des raisons de son succès, puisque l’application a toujours dispensé ses utilisateurs indiens du paiement nominal
de 1$ qu’elle réclamait autrefois dans les autres pays. Peuple sociable et communautaire, les Indiens ont adopté WhatsApp avec passion non seulement parce que l’application leur permet
d’échanger gratuitement messages, photos et vidéos mais surtout parce qu’elle leur offre la possibilité de recréer des groupes de sociabilité. > Il n’est pas d’existence sociale sans
appartenance à un groupe > WhatsApp Grâce à la fonction groupe du _chat_, les Indiens créent – ou sont ajoutés à – toutes sortes de groupes correspondant à toutes les occasions de la vie
sociale : groupe des parents d’élèves, groupe de la copropriété, groupe de la classe de yoga, groupe du club de lecture, groupe des 50 ans de mariage des arrière-grands-parents, groupe de la
vente de charité de l’ONG de la voisine, la liste est longue des groupes auxquels pourront appartenir les utilisateurs de l’application, et il n’est pas d’existence sociale sans
appartenance à un groupe WhatsApp, à tel point que les incessantes notifications peuvent perturber le sommeil. Outre les innombrables alertes aux scandales sanitaires ou menaces sécuritaires
imaginées ou réelles, les citations inspirantes et les photos de fleurs, les Indiens aiment à échanger des souhaits pour les très nombreuses fêtes religieuses et autres jours fériés. Pour
le nouvel an 2016, ils ont ainsi battu le record précédemment établi à Diwali (9 milliards de messages) en envoyant 14 milliards de messages, soit 70 par utilisateurs. Toujours l’effet Jio,
les Indiens sont aussi très friands de la fonction appel vidéo mise en place par WhatsApp en novembre 2016. Avec 50 millions de minutes d’appel vidéo par jour, ils sont les premiers
consommateurs au monde de cette fonction. > Même la police s’est entichée de WhatsApp Mais WhatsApp n’est pas qu’une application de messagerie ou d’appels vidéo pour les Indiens. De plus
en plus, ils s’appuient sur elle pour développer un réseau de proximité propice aux affaires. Les politiciens l’ont compris les premiers, ils usent et abusent des groupes pour courtiser les
électeurs. Dans le Karnataka, le BJP, parti de Narendra Modi, a ainsi créé 5000 groupes WhatsApp dans la perspective des éle ctions 2018. WhatsApp vient aussi au secours de fermiers de
l’Inde rurale pour leur permettre de mieux écouler leurs produits auprès de consommateurs locaux, des femmes au foyer auxquelles elle apporte une certaine indépendance économique en leur
permettant de commercialiser leurs produits d’artisanat. L’application est aussi utilisée pour compenser les difficultés d’accès et de déplacements, comme dans le cas de ce médecin des
régions reculées de l’Himachal Pradesh qui transmet les électrocardiogrammes de ses patients aux spécialistes via WhatsApp pour recevoir des conseils téléphoniques, ou lors de catastrophes
naturelles comme les inondations de décembre 2015 à Chennai afin de mieux organiser les secours. Même la police s’est entichée de l’application de messagerie, allant jusqu’à créer des
groupes pour gérer leurs réseaux d’indicateurs. Soucieux d’étendre son emprise sur le subcontinent, WhatsApp a d’ailleurs lancé récemment une fonction qui permet désormais de chatter dans
les 10 principales langues indiennes, démontrant une nouvelle fois qu’en Inde, l’avenir appartient à ceux qui peuvent gérer le multilinguisme. La popularité de WhatsApp a cependant un
inconvénient de taille. L’application est régulièrement utilisée pour relayer des _fake news. _Elles sont parfois sans grandes conséquences – comme la rumeur persistante qui voulait que le
nouveau billet de 2000 roupies récemment mis en circulation contienne une puce qui permettait au fisc de traquer l’emplacement des dits billets par GPS, elles entrainent parfois des
résultats inattendus, comme la multiplication par quatre du prix du sel à Hyderabad suite à une rumeur de pénurie, mais dans un pays prompt à l’échauffement et à la violence, elles peuvent
avoir des conséquences tragiques. Ainsi, en mai dernier, l’épisode qui conduisit au meurtre par une foule en colère d’un simple voyageur de commerce suite à des rumeurs de kidnapping
d’enfants trouva le chemin de la presse internationale. Mais WhatsApp n’est pas la seule application qui a su séduire la culture indienne. Peuple communautaire, les Indiens sont obsédés par
le mariage. Celui-ci est l’alpha et l’oméga de l’existence, le but ultime de chacun pour sa progéniture et il constitue le ciment de la vie sociale : le concept du _big fat wedding _fut
indien bien avant d’être grec, les mariages réunissent chez les plus riches des milliers de personnes et même chez les plus modestes des villages entiers. Le mariage d’amour cependant,
considéré comme une notion occidentale, est largement réprouvé. Trop sérieuse pour être laissée aux simples caprices des jeunes gens, l’union de deux familles est encore aujourd’hui, dans
plus de 80 % des cas, arrangée. C’est là que les applications mobiles viennent en douceur changer la donne, en tout cas dans l’Inde urbaine. Lancés dès la fin des années 1990 pour pallier
l’éparpillement des communautés, les sites matrimoniaux tels Bharat Matrimony ou Shaadi.com sont rentrés dans les mœurs – selon Frost and Sullivan, ces deux sites sont à l’origine de 5
millions de mariages dans la dernière décennie, avec une particularité : en Inde, ce sont les parents qui créent le profil de leurs enfants et qui sélectionnent les candidats potentiels.
_[embedded content]_ Le développement de l’internet mobile pourrait bien provoquer un changement de paradigme. Une part grandissante des utilisateurs ne se connecte plus que depuis leur
téléphone et ce sont désormais les candidats au mariage eux-mêmes qui téléchargent et utilisent les applications. Comme le constate Gourav Rakshit, président du groupe Shaadi.com, cette
évolution n’est pas sans conséquence sur la nature même des unions: si les critères habituels de religion, caste, niveau d’éducation et alignement des étoiles continuent d’opérer, les futurs
époux s’intéressent également à la compatibilité de leurs goûts et de leurs personnalités au delà de strictes considérations endogames. Sans jamais pourtant oublier que le mariage reste une
affaire de famille: Shaadi.com anime des communautés sur les principaux réseaux sociaux pour que tous les intéressés puissent se découvrir, parents, grands-parents, frères et sœurs, oncles
et tantes … Marrily, une nouvelle application mobile lancée par un groupe de quatre diplômés déçus de leur expérience sur Shaadi.com et Bharat Matrimony, illustre quant à elle à merveille
cette recherche d’équilibre entre choix individuel et pression familiale. > Pas de rencontre dans la vie réelle sans avoir averti au préalable > les parents Au stade de la recherche,
l’application revendique de s’adresser uniquement et directement aux candidats au mariage, ici pas de parents postant le profil de leurs enfants grâce au test du _selfie_ en ligne, étape
indispensable à la validation de l’inscription. Mais pas de rencontre dans la vie réelle sans avoir averti au préalable les parents que l’application se charge d’informer dès qu’un
prétendant a été trouvé. Le gouvernement veille d’ailleurs au grain de la bonne moralité et du respect des valeurs traditionnelles indiennes régnant parmi les utilisateurs de ces
applications: depuis 2016, il demande aux internautes de télécharger une preuve d’identité ainsi qu’une déclaration sur l’honneur certifiant qu’ils sont bien inscrits pour se marier et non
pour faire des rencontres éphémères. Faut-il pour autant en conclure que les indiens restent imperméables à la vague des applications de rencontre en ligne qui a pris d’assaut les téléphones
occidentaux ? Pas si l’on en croit Tinder, qui a choisi l’Inde pour y ouvrir ses premiers bureaux en dehors des États-Unis en janvier 2016. L’Inde est le premier marché d’Asie et l’un des
cinq à la croissance la plus rapide pour l’application californienne. En tout état de cause, Tinder est l’application qui génère le plus de revenu sur Google Play en Inde, juste derrière
Netflix et devant Linkedin. Pour asseoir son succès, pour l’instant largement limité aux principales métropoles, l’application doit pourtant composer avec les valeurs traditionnelles de la
société indienne. Pour sa première publicité locale, Tinder choisit de présenter une image bien sage, celle d’une jeune femme qui se prépare à sortir sous l’œil attendri de sa mère, dans une
tenue approuvée et qu’elle aurait tout aussi bien pu porter pour une _puja_ au temple. La vidéo fut reçue avec une certaine hilarité sur les réseaux sociaux, entre la conviction des
internautes que les parents indiens n’étaient certainement pas prêt à laisser sortir leur fille avec un inconnu et le décalage offert avec l’image habituellement plus sulfureuse de
l’application. D’une manière générale, les acteurs du marché nient le concept d’application de rencontre dans une société où cette notion est encore, et sans doute pour longtemps, taboue. Le
terme employé est plutôt celui de « sites de mises en relations sérieuses »(5). Cette approche est revendiquée par des applications comme Dil Mil, Matchify, Thrill, Truly Madly, Woo … Il
est d’ailleurs intéressant de noter que Matchify et Thrill appartiennent respectivement aux deux groupes qui possèdent déjà Bharat Matrimony et Shaadi.com. Chez _Dil Mil_, dont le slogan est
d’ailleurs « nous savons ce que vous voulez »(6), l’application se targue de pouvoir déceler ceux qui recherchent une liaison sérieuse et d’affiner en conséquences les mises en relation
qu’elle propose. Pour toutes ces applications, un aspect primordial est d’assurer la sécurité des femmes. Des spectaculaires affaires de viols relayés par la presse internationale à
l’omniprésence du « _eve-teasing _»(7) dans l’espace public, les femmes indiennes craignent souvent pour leur sécurité. Le harcèlement sur le net est également monnaie courante, et sur
Facebook par exemple, où le ratio homme femme et de 4 à 1, l’envoi de messages non sollicités constitue un véritable problème. Certaines applications ont donc choisi de donner l’initiative
aux femmes, comme _Thrill_ où seules les inscriptions masculines notées et validées par les utilisatrices féminines sont acceptées. Chez _Vee,_ l’interface permet aux femmes de contrôler qui
peut leur envoyer des messages. _Truly Madly_ communique quant à elle sur le concept que c’est aux femmes de faire leur marché. Si elles font parler d’elles et suscitent l’intérêt des
investisseurs, toutes ces applications restent cependant un phénomène strictement urbain et réservé aux villes dites du « premier tiers »(8). L’Inde ne semble pas encore prête à laisser ses
filles faire le premier pas pour faire des rencontres hors mariage, même sur le net. Elles sont d’ailleurs 40 % moins nombreuses que les hommes à posséder un smartphone. Mouvement de fond ou
modernisation en trompe-l’œil de la société indienne ? L’Inde est certes rentrée dans l’ère de l’Internet mobile, une révolution appelée des vœux du gouvernement et soutenue par les acteurs
de la Silicon Valley, de Facebook, qui a échoué dans son projet d’internet gratuit sur le sub-continent – à Google, lequel équipe les femmes de l’Inde rurale de bicyclettes, de mobile et de
tablettes. Jusqu’à quel point cependant, la possession d’un portable, le téléchargement des applications, l’accès à une sociabilisation plus libre via des applications comme WhatsApp,
Shaadi ou Tinder vont-elles faire évoluer une culture communautaire plurimillénaire ? Sous le gouvernement BJP actuel, l’Inde se crispe indéniablement sur les valeurs traditionnelles
hindouistes hostiles à l’occidentalisation des mœurs, en même temps qu’elle aspire à la modernité des nouvelles technologies. Un grand écart de plus pour un pays souvent aussi insondable que
ses divinités. À LIRE ÉGALEMENT DANS NOTRE SÉRIE DE L’ÉTÉ : Le gala de la fête du printemps : une émission TV au service du PC chinois, par Aurélie Bayen La Namibie, ce pays où la presse
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par Xavier Eutrope -- Crédits : Illustration : Ina. Martin Vidberg Jeune homme indien tenant un téléphone. xavierarnau/iStock Publicité du site de rencontres Shaadi.com/YouTube Cérémonie de
mariage hindoue. triloks/Istock (1) The Jio disruption. (2) Digital India. (3) Le nouvel an indien et la fête la plus importante de l’année. (4) Techniquement ce n’est pas un smartphone mais
un feature phone qui intègre des applications pré-installées et permettant de surfer le net. (5) Meaningful relationship dans le texte. (6) We know what you want. (7) La taquinerie d’Ève.
(8) Mumbai, Delhi, Bangalore, Hyderabad, Chennai, Calcutta. ZOOM SUR 7 PARTICULARITÉS DU WEB À TRAVERS LE MONDE - ÉPISODE 4/7 Le paysage mondial des réseaux sociaux peut sembler bien
monotone. Facebook occupe en effet une place prépondérante dans la plupart des pays. Des particularités locales subsistent cependant. Au Japon, par exemple, c’est Twitter qui est le réseau
social le plus utilisé. Un cas unique.