
- Select a language for the TTS:
- French Female
- French Male
- French Canadian Female
- French Canadian Male
- Language selected: (auto detect) - FR
Play all audios:
Le principe de non-discrimination gouverne Internet : sur le réseau, toutes les données sont traitées de la même manière. Jusqu'à quand ? Mathieu Perona Publié le 14 décembre 2010 Sur
les autoroutes de l'information, c'est à la fois liberté et égalité : aucun véhicule n'est prioritaire et la seule limitation de vitesse est celle imposée par le trafic,
l'internaute de base ayant autant de droits que les mastodontes Google ou Facebook. S'il y a engorgement, les plus gros et les plus pressés devront faire la queue, comme tout le
monde. D'où le débat qui oppose défenseurs et adversaires de la neutralité du réseau. LE RÉSEAU APPARTIENT À TOUT LE MONDE : UNE NORME EN DÉBAT Depuis la fin de l'année 2009,
l'expression « neutralité du réseau » (ou « neutralité du net ») devient un élément incontournable de l'analyse du secteur des télécommunications. L'explosion de services
gourmands en bande passante, tels la musique et la vidéo à la demande, ainsi que celle des terminaux mobiles a absorbé l'excédent de capacité des réseaux construits au moment de la
Bulle Internet. Historiquement, Internet fonctionne sur la base de la non-discrimination : toutes les données sont traitées de la même manière, quelle que soit leur source ou leur
destination. Comme le souligne Tim Berners-Lee, un des inventeurs d'Internet dans un article du _Scientific American_, ce choix a des conséquences profondes sur le fonctionnement du
Web, composé de l'ensemble des applications utilisant Internet : il signifie qu'aucune de ces applications ne peut avoir la priorité sur une autre. Cette neutralité du réseau
traite donc à égalité les données émises par des particuliers et des entreprises, celles des jeux et celles des communications stratégiques, celles des sites liés au fournisseur d'accès
du client et celles provenant d'autres serveurs. Pour Tim Berners-Lee, cet arrangement est au fondement du succès d'Internet, assurant que celui-ci ne peut être confisqué par une
entreprise ou une institution et assure un égal accès aux ressources du réseau aux individus et aux entreprises innovantes. Relayée par des instances de régulation comme la Commission
européenne, cette défense de la neutralité du réseau s'oppose aux revendications des principaux opérateurs de réseaux, en première ligne desquels les fournisseurs d'accès auxquels
sont venus récemment s'ajouter les opérateurs de réseaux de téléphonie mobile, peu habitués à ce fonctionnement, ainsi que des acteurs comme Apple qui exploitent des services réservés
aux possesseurs d'un matériel particulier. Pour cet ensemble d'acteurs, la diversification des réseaux supportant la circulation des données (ligne téléphoniques, réseau de
téléphonie mobile, fibre optique, etc.), la montée en puissance de services plus intensifs en termes de bande passante (visioconférence, _streaming_, jeux en ligne) ainsi que la multiplicité
des modes et supports d'utilisation requièrent un traitement différencié des données. Il existe aujourd’hui des outils capables d’inspecter le trafic en temps réel. De tels outils
rendent techniquement possible un traitement différencié qui permettrait de dégager des ressources supplémentaires susceptibles d’être réinvesties dans le développement des infrastructures
elles-mêmes. Dans ce débat, l'analyse économique permet de distinguer plusieurs aspects dans ce qu'englobe la neutralité du réseau et, au sein de chaque aspect, d'évaluer la
pertinence des arguments avancés par les promoteurs d'un traitement différencié des données. En l'état, l'analyse économique ne suffit pas à trancher entre ces arguments. Les
éléments disponibles mettent en balance une meilleure utilisation des réseaux existants avec la crainte d'un contrôle excessif des contenus par les fournisseurs d'accès. Elle ne
soutient donc pas une imposition immédiate de la neutralité à l'ensemble du secteur. En revanche, elle appelle à la vigilance les consommateurs et les autorités de la concurrence, qui
vont devoir examiner de près comment les fournisseurs d'accès vont tenter de contourner cette norme _de facto_ du net. POURQUOI ABANDONNER LA NEUTRALITÉ DU RÉSEAU ? Les argumentaires en
faveur d'un abandon du principe de neutralité proviennent essentiellement des fournisseurs d'accès. Leurs deux lignes de force sont, d'une part, la volonté d'utiliser le
plus efficacement les équipements existants et d'autre part, la nécessité de financer des infrastructures nouvelles pour faire face à l'augmentation du trafic. Le trafic actuel
sur les réseaux est en effet composé de contenus dont la sensibilité au délai est très variable tandis que des technologies de _deep packet inspection_, qui rendent possible
l'identification de la nature des données transmises, permettraient de donner la priorité aux flux les plus sensibles et de répartir la charge plus uniformément au cours de la journée.
De tels procédés techniques ne permettront toutefois pas de faire face à l'augmentation du trafic lié à des utilisations plus intensives ainsi qu'au développement des plates-formes
mobiles (smartphones, tablettes). Les entreprises opérant des infrastructures (par abus de langage, disons les fournisseurs d'accès) mettent donc en avant la nécessité de financer de
nouveaux équipements. Or, la neutralité du réseau implique que chaque fournisseur ne peut faire porter ces coûts que sur ses seuls consommateurs et non sur les fournisseurs de contenu qui
bénéficient de l'accès à ces consommateurs. Le problème central est donc celui du financement des équipements. En regard de ces possibilités, les partisans de la neutralité du réseau
relèvent que le succès d'Internet est fondé sur l'interconnexion de l'ensemble des utilisateurs. Outres les évidentes possibilités de censure directe, la _deep packet
inspection_ permettrait aux opérateurs, souvent verticalement intégrés avec des fournisseurs de contenus ou de services, d'avantager leur propres offres au détriment de contenus
concurrents, à l'image des opérateurs de téléphonie mobile qui interdisent l'utilisation de protocoles VoIP (par exemple, l'accès à Skype) sur leurs réseaux. Le risque serait
alors une balkanisation d'Internet en territoires locaux contrôlés par les fournisseurs d'accès. Dans ce débat, la littérature économique relève que par « neutralité du réseau »,
on entend en fait deux éléments réglementaires distincts : une règle de _non-tarification_ du trafic entrant d'une part et une règle de _non-dicrimination_ d'autre part. LA
NON-TARIFICATION Les opérateurs de réseaux constituent une plate-forme entre des fournisseurs de contenu (les sites) d'une part et leurs abonnés d'autre part. En toute généralité,
une plate-forme de ce type peut tirer des revenus des deux côtés (La littérature a consacré le terme de « marché bifaces » pour désigner les marchés où une plate-forme met en relation deux
côtés d'un marché et où les décisions prises par un côté du marché ont une influence importante sur l'autre côté) de son marché, faisant payer aux fournisseurs de contenus la
possibilité de contacter ses abonnés, et aux abonnés la mise en relation avec les fournisseurs de contenu. Dans son acception actuelle, la neutralité impose aux opérateurs de ne pas faire de
distinction entre les paquets entrant sur leurs réseaux. Cela implique qu'ils ne peuvent pas faire payer les fournisseurs de contenus, ni directement, ni indirectement _via_ une
facturation du fournisseur d'accès des sites concernés. Les opérateurs affirment que faire payer d'importants fournisseurs de contenu, comme Google ou Facebook, leur permettrait de
ne pas faire supporter aux seuls abonnés les coûts de développement du réseau. Cette possibilité pourrait toutefois avoir des conséquences négatives. Depuis l'origine d'Internet,
une large part du contenu est fournie par des particuliers qui ne retirent pas, ou très peu, de bénéfices financiers et dont la disposition à payer est donc très faible. Même dans le domaine
commercial, des entreprises connaissant un succès certain ont traversé de longues périodes où elles ne parvenaient pas à transformer un trafic déjà important en ressources. Un paiement en
fonction du trafic est donc de nature à appauvrir le contenu, à former une barrière à l'entrée pour les nouvelles entreprises et à rendre plus précaire la situation de projets à but non
lucratif fonctionnant sur la base de dons, comme Wikipédia et les autres projets de la Wikimedia Foundation. En outre, cet effet peut se composer d'un problème de coordination. Quand
un fournisseur d'accès impose à un producteur de contenu de payer pour accéder à ses consommateurs, il récupère immédiatement les paiements de ceux qui acceptent tandis que la perte
d'attractivité du réseau, en termes de producteurs qui préfèrent jeter l'éponge, est répartie sur l'ensemble des fournisseurs d'accès par l'intermédiaire d'une
disposition à payer plus faible de l'ensemble des consommateurs. De ce fait, même si cette tarification pouvait être utile, les FAI auraient tendance à fixer des tarifs trop élevés et
d'autant plus élevés que la concurrence entre eux serait faible, les consommateurs ne pouvant plus alors répliquer en changeant de FAI. À terme, le risque est celui d'une
balkanisation du réseau, avec des services qui seraient accessibles depuis certains FAI mais pas depuis d'autres, au détriment des effets de réseau qui ont fait le succès
d'Internet. La littérature économique est donc, en l'état, très sceptique quant à l'opportunité de laisser les opérateurs de réseau faire payer l'accès à leur réseau par
leurs fournisseurs de contenu. Et ce, d'autant moins que des revenus plus élevés serviraient davantage à étendre la couverture (afin de gagner de nouveau consommateurs) qu'à
d'améliorer les infrastructures existantes, où les abonnés sont déjà plus ou moins captifs. PAYER POUR ACCÉDER À L'INTERNAUTE La neutralité du réseau peut également désigner une
obligation de non-discrimination sur l'origine ou la nature des contenus transmis. En l'absence d'un telle obligation, les opérateurs pourraient proposer, soit aux offreurs de
contenus, soit aux consommateurs, des contrats différenciés selon le type de débit qu'ils souhaitent pour chacun des types de trafic. Les opérateurs pourraient alternativement avoir la
possibilité de définir des règles de priorité sans en référer ni aux uns, ni aux autres. Comme l'espoir des fournisseurs d'accès est en effet de faire participer les entreprises
bénéficiant le plus d'Internet (Google, Microsoft, Facebook et autres Blizzard) au financement de nouvelles infrastructures, la littérature a surtout considéré le cas d'une
tarification des offreurs de contenus. Ces derniers se distinguent à la fois par leurs marges et par la sensibilité de leurs contenus à un délai éventuel. Selon l'ampleur de cette
distinction, l'introduction d'un régime différencié, qui offrirait un accès prioritaire à un prix plus élevé, conduit soit à l'adoption par tous les offreurs de contenu de
l'accès prioritaire, soit à une séparation entre accès prioritaire et accès lent, ce dernier étant choisi par les offreurs aux marges les plus faibles ou aux contenus peu sensible au
temps d'attente. Dans les deux cas, le réseau est utilisé de manière plus efficace, le temps d'attente étant réduit pour le trafic le plus valorisé ou le plus sensible au délai.
Cela améliore l'expérience des consommateurs, en ouvrant éventuellement la porte à des applications qui ne peuvent fonctionner que sur la base d'un trafic prioritaire, et réduit
les coûts d'accès pour les offreurs qui optent pour le service plus lent, qui font face à des prix plus faible que si une seule qualité de connexion était disponible. Toutefois, ces
contrats conduisent à proposer une option plus lente que ce qu'il serait possible d'offrir et, comparativement avec le contrat unique, transfèrent des profit des offreurs de
contenus vers les opérateurs. En outre, et contrairement aux assertions de ceux-ci, il n'est pas clair que de tels contrats les incitent à investir dans les infrastructures. Une
augmentation de la capacité des réseaux améliore mécaniquement la qualité du service lent, diminuant leurs possibilités d'extraire une forte plus-value du service prioritaire. Pour que
cette incitation existe, il faudrait que l'amélioration du débit pour les deux types de service se traduise par une importante augmentation de la disposition à payer des consommateurs,
ce qui n'a, en soi, rien d'évident ; et l'est encore moins quand le marché de l'accès individuel est concurrentiel. Le bilan d'une rupture de la neutralité dans le
sens d'une discrimination par les prix est donc mitigé. Si elle ne fournit pas d'incitation fortes au développement du réseau, elle permet une utilisation plus efficace des
équipements existants, de rendre possible des services très sensibles aux délais et transfère une partie des profits des fournisseurs de contenu les plus rentables vers les opérateurs de
réseau et fournisseurs d'accès. Le principal risque est toutefois celui d'une dégradation du service de base. DÉFINIR DES RÈGLES DE PRIORITÉ Dans les contributions précédentes,
chaque fournisseur de contenu ou de service faisait le choix du régime, prioritaire ou non, s'appliquant à ses données, mais il est également possible de donner aux opérateurs la
possibilité de donner à leur discrétion la priorité aux types de trafics qu'ils jugeraient prioritaires, partant de l'idée qu'ils sont les mieux placés pour savoir comment
utiliser efficacement leurs capacités. De fait, des pratiques de ce type existent. En France, certains FAI limitent le débit sur les trafics associés à des protocoles _peer-to-peer_, tandis
que sur les réseaux mobiles européens, la plupart des opérateurs interdisent la téléphonie sur technologie IP (_VoIP_). Ce dernier cas souligne le danger inhérent à de telles pratiques : la
plupart des opérateurs appartiennent à des groupes offrant également des services et auraient donc intérêt à dégrader le trafic de leurs concurrents, allant, comme dans le cas de Skype,
jusqu'à l'exclusion pure et simple. Comme l'a rappelé Neelie Kroes, Commissaire européenne chargée des nouvelles technologies le 11 novembre 2010, la pression des
consommateurs, accréditée par la menace de changer de fournisseur d'accès, devrait permettre de sanctionner les opérateurs indélicats (Mme Kroes conseillait aux abonnés dont les
opérateurs interdisent Skype de changer d'opérateur). Toutefois, la concurrence sur ce marché est vouée à diminuer maintenant qu'une large part de la population est équipée et
qu'il existe des coûts substantiels à changer d'opérateur. Il faudrait donc alors faire confiance aux entreprises elles-mêmes et aux autorités de la concurrence pour mettre le holà
lorsque ce type de pratique n'est pas justifié par des considérations d'efficacité. CONCLUSION : DES RISQUES DE PART ET D'AUTRE La littérature économique ne permet ainsi pas
de trancher fortement en direction d'une thèse ou de l'autre. Abandonner la neutralité du réseau permettrait d'utiliser plus efficacement des infrastructures que la croissance
des usages pousse à leurs limites, éloignant le risque d'une congestion généralisée. Elle aurait cependant pour conséquence de favoriser les acteurs en place, en particulier les plus
gros d'entre eux, au détriment des entreprises entrantes et des fournisseurs de contenus non-commerciaux. Le consommateur, de son côté, est tiraillé entre l'avantage que
constitueraient des abonnements moins onéreux et l'inconvénient de devoir surveiller les pratiques de son opérateur, sous peine de ne pouvoir accéder qu'à une sous-partie des
contenus. En l'état, le problème majeur est le vide dans lequel se déroule ce débat : les pratiques anti-concurrentielles ont été vigoureusement contestées et il n'est pas évident
que les opérateurs eux-mêmes aient intérêt aux plus néfastes d'entre elles. Le risque est alors d'interdire des pratiques légitimes afin d'éviter d'éventuelles
déviations. Du point de vue de l'économie, donc, il semble urgent d'attendre et de tirer parti de ce temps pour déterminer quel poids accorder à chacun des effets mis en évidence.