Les paradoxes du cinéma iranien

feature-image

Play all audios:

Loading...

Confronté à la censure en Iran et pourtant largement reconnu à l'international, quel est le vrai visage du cinéma iranien ? Axel Scoffier Publié le 05 mai 2015 Le cinéma iranien,


visible et incarné à l'international par des cinéastes de renom multiprimés (Jafar Panahi dernièrement, Ours d'or à Berlin en 2015 pour Taxi Teheran), est un cinéma paradoxal,


contraint pour une part à évoluer à la marge dans son propre pays et à chercher la reconnaissance internationale, alors que le marché national, dominé par une production grand public peu


connue au-delà de ses frontières, reste largement fermé aux films étrangers. Comme dans beaucoup de pays, la production cinématographique iranienne est en réalité bipolarisée : d'un


côté, un cinéma d'auteur international construit dans une économie incertaine, souvent financé par des mécanismes de coproduction et le soutien d'institutions et de festivals


étrangers ; de l'autre, une production nationale de divertissement grand public, bien financée localement, acceptée voire supportée par l'État. Un prochain long métrage à très gros


budget sur le prophète, Mohamed, prophète de Dieu, réalisé par Majid Majidi et destiné à sortir en 2015, illustre bien l’engouement politique et public pour ce type de cinéma, et l’enjeu


géopolitique d’un cinéma grand public teinté de chiisme (le prophète est représenté). De l’autre côté du spectre, le film interdit de production et de diffusion This is not a Film, de Jafar


Panahi (2011), incarne à l’extrême ce cinéma contraint d’exister par des moyens illégaux et dans un rayonnement international (le film a été tourné en secret alors que le réalisateur était


enfermé et interdit de tournage, est sorti du pays dans une clef USB cachée dans un gâteau et a été présenté Hors compétition au Festival de Cannes 2011). Enfin, un film comme Une


Séparation, œuvre iranienne élaborée en coproduction avec le distributeur français Memento, et lauréate d'un Ours d'or à Berlin en 2011 et de l'Oscar du meilleur film étranger


l’année suivante, est parmi les rares films à faire le pont entre le public national et international. Tourné avec l’aval de l’État, autorisé à l’exploitation en salle après tournage, le


film rencontre un large public en Iran et dans le monde. Le film suivant d'Ashgar Farhadi, Le Passé, sera cependant produit et tourné en France. Par son niveau de production remarquable


et ses réussites artistiques indéniables, le cinéma iranien contemporain constitue le cas paradoxal et passionnant d’un cinéma épanoui dans la contrainte. UN CINÉMA ARTISTIQUEMENT INFLUENT


DEPUIS LES ANNÉES 1960 La production iranienne est largement bipolarisée, autour d'une part d'un cinéma populaire à destination du marché national et très peu diffusé à


l'international et, d'autre part, d'un cinéma d'auteur célébré à l'international, porté par des figures tutélaires telles que Abbas Kiarostami (Le goût de la Cerise,


Le vent nous portera, Like someone in Love), Jafar Panahi (Le Miroir, Le Cercle, Sang et Or), Asghar Farhadi (A Propos d'Elly, Une Séparation, Le Passé) ou Bahman Ghobadi (Un temps


pour l'ivresse des chevaux, Les Chats persans), mais qui souffre d'une diffusion plus confidentielle en Iran même. > Le cinéma farsi, populaire et commercial, constitue 


l'épine > dorsale de l'industrie cinématographique iranienne Apparu en Iran en 1900 à l'occasion d'un premier tournage de la fête des Fleurs du 18 août, le cinéma


iranien ne produit son premier long métrage qu'en 1931 (Abi et Rabi, une comédie burlesque) et se développe véritablement à partir des années 1940 dans une veine artistique perse. Ce


cinéma farsi est un cinéma populaire et commercial, basé sur des romances simples et des scènes de bagarre ou de danse chorégraphiées, qui constitue l'épine dorsale de l'industrie


cinématographique iranienne. Le cinéma Motéfavet (différent) apparaît un peu plus tard, dans les années 1960, autour d'une nouvelle vague de jeunes réalisateurs iraniens (Kiarostami,


Ghaffari, Makhmalbaf, Mehrjui notamment). La vache (Gav, 1969), de Darius Mehjui, en est le fer de lance. Inspiré de cinéastes européens, notamment le néoréliasme italien et Antonioni, ce


cinéma dit progressiste s'oppose à la politique du Shah et met en scène les enjeux sociaux, la pauvreté, en passant par des méthodes de tournages proches du documentaire (Qeysar, de


Massoud Kimiaei, 1969). Les films iraniens des années 1970 fleurissent sur ce terreau favorable, comme L'averse de Barham Beyzaï (1971) ou Le Passager d’Abbas Kiarostami (1974), et


connaissent alors une exposition croissante dans les festivals internationaux. L’IMPOSSIBLE CINÉMA ISLAMIQUE Avec la révolution islamique, le cinéma iranien ne perd pas de son intensité mais


doit se conformer à certains codes, dont l'intensité d’application alterne entre fermeté et détente. Dans la première période de la république islamique, la vision de l'Ayatollah


Khomeini domine et marque une volonté de contrôler et d'islamiser les arts. Le guide n'a « rien contre le cinéma », mais s'avère « contre la corruption dans le cinéma ». Cela


se traduit par la mise en place du Comité pour la Révolution culturelle et la transformation du ministère des Arts et de la Culture en ministère de la Culture et des Orientations islamiques


(islamic guidance), en charge de promouvoir un cinéma dit « islamique ». L'ambition de cette politique culturelle est d'offrir une alternative au cinéma étranger (principalement


américain) tout en formant un art distinct susceptible de rayonner sur la région. Les divisions internes entre nationalistes, islamistes et communistes brouillent cependant la mise en place


et les effets de cette politique. Ce cinéma produit peu d'œuvres marquantes et se caractérise surtout par l'absence de femmes et l'évitement des thèmes amoureux. Beaucoup


d'artistes et de cinéastes partent alors pour l'étranger. On retient cependant en 1985 Le coureur, d'Amir Naderi, et Bashu, le petit étranger, de Bahram Beyzai (1986). À


partir de la fin de la guerre Iran-Irak et de la mort de Khomeini, une inflexion se fait sentir dans la volonté d'islamiser le cinéma, le ministre de la culture Mohammad Khatami, en


poste depuis 1982, ayant développé certains organes de soutien à la production comme la Fondation du Cinéma Farabi, et entamé une politique d'ouverture culturelle. Mais peu à peu les


tensions entre différentes visions de l'islam se font plus vives, et une phase de « reconstruction » commence. On parle alors d' « invasion culturelle » pour désigner les ennemis


de l'intérieur (modérés et de « gauche », bientôt regroupés dans un groupe « réformiste »). Khatami démissionne et la droite iranienne impose un retour à une vision stricte de la


production culturelle islamique. Cela influence la production cinématographique qui, malgré davantage de contrôles, a pris l'habitude d'une certaine liberté et s'est vue


soutenue économiquement. Les années 1990 voient ainsi s'épanouir les cinémas de Kiarostami et Makhmalbaf, rejoints dans les années 2000 par Jafar Panahi (Le Cercle, puis Sang et Or). UN


NIVEAU DE PRODUCTION IMPORTANT D'un point de vue quantitatif, la production augmente à partir des années 1940, atteignant en moyenne autour de 25 longs métrages par an et allant


jusqu'à 60 à la fin de la décennie 1960. L'essentiel des films sont encore des films policiers et des mélodrames. Dès 1980, suite à la chute du Shah, la production est en berne


avec 28 films produits en moyenne par an. Elle remonte dans les années 2000, avec 40 films produits en 2005, 98 en 2010 et 76 en 2011. _La production cinématographique iranienne depuis les


années 1940 _ Le succès du niveau de production de l’industrie du cinéma iranien a à voir avec la qualité de son réseau de salle. L’Iran constitue un marché conséquent de 77 millions


d’habitants en 2013. Après de nombreuses ouvertures dans les années 1940 et 1950, le marché d’exploitation se tasse, diminuant même au rythme des soubresauts politiques (destruction de


salles pendant la révolution islamique). Selon l'UNESCO, le nombre de salles est en forte augmentation depuis 2007 : on passe de 181 salles à cette date à 345 en 2011. Le nombre


d’écrans lui, est également en augmentation : 243 écrans en 2005, 444 écrans en 2011. Salles et écrans sont ainsi proches de doubler entre ces deux dates. Le marché des films diffusés, bien


que largement fermé aux cinématographies étrangères, fait travailler quelque 94 distributeurs iraniens (chiffres 2011 de l'UNESCO). Selon ces statistiques, on en compte 103 en Allemagne


à la même date, et 439 en France. > Le nombre de salles de cinéma en Iran a doublé entre 2007 et 2011 L’exposition en salle se fait largement au profit des films iraniens, qui dominent


chaque année les classements en nombre d’entrées : entre 2006 et 2009 par exemple, le top dix est entièrement iranien (cf tableau pour 2009). En 2009, c'est ainsi le film The Ousted,


(Ekhrajiha2) un thriller politique de Masoud Dehnamak sur la guerre Iran/Iraq, qui fait le plus d'entrées (5,4 M). _Les 10 films ayant réalisé le plus d'entrées en salles en Iran


(2009)_ LES MYSTÈRES DE LA CENSURE IRANIENNE L’accès des films aux salles est contrôlé depuis les années 1980 par le ministère de la Culture et de l’Orientation islamique, qui est chargé


d'accorder une licence aux films nationaux et étrangers souhaitant être exploités sur le territoire. > L’accès des films aux salles est contrôlé par le ministère de > la Culture 


et de l’Orientation islamique Mais cette censure, qui a fait le lit d’un cinéma populaire de type farsi, a également, selon Agnès Devictor, contribué au développement d’une expression plus


subtile, une « modernité cinématographique à l’iranienne », comme le code Hays a structuré et paradoxalement affiné la cinématographie américaine jusqu’en 1966. Dans les premiers temps, les


textes de loi restaient flous, se référant à la « morale islamique ». À partir de 1996, les critères se précisent et leur interprétation est encore durcie en 2005 sous Mahmoud Ahmadinejad,


avec la création de la Haute Instance du Cinéma, un désengagement économique de l'État et l'arrestation de nombreux cinéastes. La censure est aujourd'hui encore très présente


et fait l'objet de prises de position médiatiques remarquées de certains artistes : Jafar Panahi avec This is not a Film, tourné avec un téléphone en prison alors qu'il était


enfermé en 2010 et condamné à 20 ans d'interdiction de tourner pour avoir planifié le tournage d'un film sur les évènements de 2008, ou encore Golshiteh Farahni posant nue pour le


magazine Egoïste au nom de la liberté de la femme. L’absence d’explication précise rend en réalité la censure imprédictible, subjective et arbitraire. Le film ne serait pas évalué sur des


règles tangibles, mais au regard de la nature des porteurs de projet et des intentions qui leurs sont prêtées. C'est le diagnostic de Kambozia Partovi, coréalisateur avec Jafar Panahi


de Curtain Closed en 2013. On relève seulement deux moments critiques : un premier niveau de contrôle à la première lecture du scénario avant tournage, puis un second niveau au visionnage du


film avant sa sortie. Si la dureté de la censure a longtemps été portée par le gouvernement d'Ahmadinejad, lui-même sous la pression de groupe radicaux, elle sait toujours se faire


sentir : les deux films de Majid Barzegar, Rainy Seasons et Parviz, ont été autorisés à être tournés mais pas à sortir en salle... La censure d'un côté et la réduction des aides


publiques de l'autre constituent deux leviers de l'État iranien pour étouffer les cinéastes non alignés. Certains, comme Bahman Ghobadi et Mohsen Makhmalbaf, choisissent alors


l'exil. Kambozia Partovi témoignait ainsi dans Le Monde en juin 2013 «  depuis huit ans, la plupart des cinéastes reconnus ont été empêchés de travailler. Ce qui a incité un certain


nombre d'entre eux à exercer leur art en dehors de l'Iran. » La censure est cependant contrecarrée par les outils numériques aux deux niveaux : à la production, la baisse des couts


du matériel démocratise la capacité de filmer et permet une création hors système ; à la diffusion, le piratage physique et digital permet aux films de circuler au-delà des circuits


officiels. LA STRATÉGIE INTERNATIONALE DES CINÉASTES ET PRODUCTEURS Cette censure du travail et des œuvres des cinéastes n’empêche pas les films d’accéder aux festivals et récompenses


internationales. Au contraire, ils y trouvent un terrain d’accueil de premier plan. La première participation d'un film iranien à Cannes par exemple a lieu en 1991 avec In the Alley of


Love, de Khosrow Sinai (en sélection « Un Certain Regard »). Par la suite, Kiarostami a participé plusieurs fois au Festival de Cannes et remporté la Palme d'or en 1996 avec Le Goût de


la Cerise. Les films iraniens remportent également de nombreux prix à Venise et à Berlin. Cette visibilité internationale aide les cinéastes à construire leurs projets par co-production et à


tourner à l’étranger. L’Europe est une destination privilégiée. Kiarostami y a tourné Copie Conforme (en Italie), avant de se rendre au Japon pour Like someone in Love (une coproduction


franco-japonaise portée par MK2 pour la partie française). La France, elle-même dans une stratégie de rayonnement, joue à ce titre un rôle structurant dans ce schéma, accueillant cinéastes


et acteurs iraniens et proposant, par ses aides publiques ou son écosystème de production, des solutions économiques aux auteurs iraniens. RÉFÉRENCES Nader T. HOMAYOUN, Iran, une révolution


cinématographique, 2006 Agnès DEVICTOR, Politique du cinéma iranien, Éditions du CNRS, 2004 -- Crédits photos _Cinéma à Shiraz_. Sebastià Giralt / Flickr _Affiche du film Mashti


Mamdali's Car_. Wikimedia Commons. Domaine public _Free political prisonners in Iran_. Iran / Flickr _Ticket pour le film Copie conforme d'Abbas Kiarostami_. Edmund Yeo / Flickr