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Dans sa thèse Clicks or Pulitzer ?, qui s’appuie sur plus d’une centaine d’entretiens avec des rédacteurs en chef, journalistes, pigistes et community managers, Angèle Christin témoigne des
transformations du métier de journaliste dans le numérique, tiraillé entre exigence éditoriale et impératifs économiques. Vous avez adopté une approche ethnographique. Comment s’est déroulé
votre travail ? Angèle Christin : L'approche ethnographique est une approche qualitative qui s'appuie sur l'observation des pratiques des gens dans la durée. Cela veut dire
faire des entretiens avec ces personnes, leur demander ce qu'ils pensent de leur travail, de leur parcours, etc. Mais cela consiste aussi à les observer au quotidien. Avec les
journalistes, j'ai passé plus de 400 heures en parallèle dans six rédactions en France et aux États-Unis afin de comparer ce qu'ils disent de leurs pratiques avec ce qu'on
observe réellement. Depuis la mise en ligne des articles, une énorme quantité de données sont collectées (nombre de clics, temps de lecture…). Dans quelle mesure ces données
influencent-elles la fabrique de l’information sur le web ? > L'audience fait désormais partie du paysage cognitif du journaliste Angèle Christin : La question des données sur les
comportements des lecteurs en ligne joue un rôle très important dans la fabrique de l'information. On l'observe surtout dans la gestion de la page d'accueil des sites. Il y a
des critères et des techniques très développés pour maximiser le potentiel de clics d'un article. Les rédactions peuvent suivre le nombre de vues en temps réel, changer sa place en page
d'accueil, modifier son titre... Toujours pour le rendre plus attractif. Évidemment, la Une d'un journal papier n'avait pas cette possibilité. Je n'ai pas observé de
journalistes qui disaient « Moi je ne fais des articles que pour faire du clic. » Mais à chaque fois, la question de l'audience reste présente. Les journalistes se demandent comment
valoriser un article qui, a priori, ne plaira pas aux lecteurs. L'audience fait désormais partie du paysage cognitif du journaliste. Le « personal branding », à savoir
l'établissement d'une sphère d'influence sur les réseaux sociaux, est également devenu très important. Les journalistes se préoccupent beaucoup du nombre d'abonnés
qu'ils ont sur Twitter car ils estiment que c'est une mesure de leur lectorat et de leur influence. Vous évoquez deux valeurs journalistiques : « éditoriale » ou « basée sur le
clic ». Pouvez-vous nous expliquer ces deux notions ? Angèle Christin : Cela vient d'une tension très ancienne dans le métier. D'un côté, le journalisme est vu comme un bien
public, avec des articles importants qui changent la compréhension de l'information. Et de l'autre, un journalisme comme commerce, avec une nécessité de revenus. Ici c'est un
peu la même chose, on a un côté éditorial, avec des papiers qui comptent, sur des sujets essentiels, qui méritent le respect des pairs et revendiquent une excellence journalistique. Et à
côté, une logique commerciale reconfigurée autour du clic, avec du contenu qui devient viral, qui circule vite sur les réseaux sociaux. Ce genre d'article est plus léger, moins sérieux,
plus populaire. Le « clic » gouverne-t-il désormais les rédactions web ? Angèle Christin : Là encore on peut parler de tension. À cause de l'incertitude économique qui caractérise le
journalisme aujourd'hui, je pense que toute la rédaction prend en compte l'audience. L'immense majorité des sites en ligne tire ses revenus de ressources publicitaires qui
dépendent du nombre de visiteurs et donc du contenu publié. La question du clic cristallise les inquiétudes sur l'avenir de la profession, c'est devenu une variable à prendre en
compte. Il y a des discours très critiques, surtout en France, sur cette question. Pour beaucoup, un article qui va être très cliqué n'aura pas de valeur. > La question du clic
cristallise les inquiétudes sur l'avenir de la > profession Néanmoins il y a évidemment une différence de génération. Pour des journalistes plus âgés, qui ont fait l'essentiel
de leur carrière dans le print, rechercher le clic est souvent considéré comme indigne de la profession. Chez les plus jeunes en revanche, qui ont grandi dans le web, il y a un rapport plus
apaisé, on se demande comment faire de l'audience tout en ne cédant pas à une « tabloïdisation » de l'écriture. Comment évalue-t-on la valeur d’un journaliste dans une rédaction
web aujourd’hui ? Et comment lui-même évalue-t-il son propre travail ? Angèle Christin : Selon moi, la plupart des journalistes, surtout parmi les plus jeunes, estiment que leur carrière se
fera sur le web, qui leur donne tout un tas d'opportunités pour proposer des contenus innovants. Au cours des entretiens, j'ai vu qu'il y avait beaucoup d'enthousiasme
sur les formats mêlant texte, vidéo, son, ou encore sur le datajournalisme. Mais les principales réticences tournent autour de la question de la productivité. Sur le Web, le rythme de
publication est accéléré, là encore à cause de l'audience. Si un site n'est pas mis à jour et alimenté en continu, les rédactions vont perdre des lecteurs. Les jeunes journalistes
le ressentent violemment, j'en ai vu protester contre cette façon de faire. Ils aimeraient avoir le temps de réfléchir à un sujet, de sortir faire des interviews, d'appeler des
sources... Et certains se demandent si c'est possible sur le web. Reste-t-il alors une place pour les formats journalistiques plus longs et plus fouillés ? Angèle Christin : J'ai
souvent entendu dans les rédactions web qu'il faut faire des papiers courts. Je me suis demandée si vraiment l'avenir du journalisme se faisait en moins de 800 mots par article.
J'ai donc réalisé une analyse statistique de tous les articles publiés par un pure-player sur ces cinq dernières années. Un des résultats qui m'a interpellée, c'est que
l'on voit que les articles les plus longs ont, en moyenne, beaucoup plus de visites que les autres articles. Cela veut dire qu'il y a une place pour les articles longs, qui ont
d'ailleurs une durée de vie plus longue sur le web. Peut-être sont-ils plus partagés sur Facebook, ou deviennent-ils des articles référents sur Wikipédia... C'est très encourageant
pour le journalisme « longform ». Vous expliquez que, par le passé, les journalistes n’avaient pas de relation avec le lecteur et qu’ils écrivaient pour leurs propres collègues. En quoi
cela a-t-il changé aujourd’hui ? Angèle Christin : J'ai pris pour référence le monde de la presse des années 1950 à 1970 et l'étude Deciding What's News de Herbert Gans. Il
montre que les salles de rédactions avaient pour tradition d'ignorer le courrier des lecteurs ou les études de lectorat. Les journalistes vivaient avec l'idée, toujours en place
aujourd'hui, qu'ils savent mieux que les autres quelle information doit être rapportée. Mais désormais, avec Internet et les données collectées, le rapport est complètement
différent. Les journalistes ont souvent un retour assez vif via les commentaires. On pourrait comparer cette relation à une sorte de « tyrannie de la foule », et certains journalistes ont
encore une vision cynique du lecteur. Mais il arrive aussi que tel ou tel lecteur leur signale une faute, une imprécision, ou même donne une nouvelle idée d'article. Ce retour des
lecteurs permet de remettre en question ce que les journalistes prennent pour acquis. Par exemple, dans la hiérarchie du métier, l'actualité internationale est prestigieuse, c'est
le haut de la pyramide. Mais avec ces données récoltées sur les lecteurs, on se rend compte que les articles sur l'actualité internationale sont les moins lus. Grâce à ça, les
rédactions peuvent se demander comment mieux aborder les sujets importants afin d’accrocher les lecteurs. Selon vous, on compte trois types de médias sur Internet : les grands médias
traditionnels, les « digital natives » et au milieu, les sites de transition. Quel type de média s’en sort le mieux actuellement ? Angèle Christin : Le marché de l'information en ligne
est composé de trois acteurs qui, au final, n'ont pas tant de choses en commun que ça. On trouve d'abord les gros sites d'informations accolés à des médias traditionnels (Le
Monde, France TV info, France Info...). Ils ont l'avantage d'avoir déjà l'infrastructure nécessaire, mais cela coûte très cher et la question des revenus est posée. À terme,
ils semblent se diriger vers le paywall (faire payer l'accès à certains contenus, NDLR). De l'autre côté, on a les digital natives, arrivés après 2005 et qui ont des formes
totalement innovantes, très axées sur la technologie (Buzzfeed, Le Huffington Post...). Les fondateurs de ces sites ont souvent peu d'expérience de la presse papier, et valorisent
autant le support que le contenu. Mais malgré une expansion massive et de gros afflux de capitaux, ils ne font pas toujours de profits. S’ils ont transformé les règles du jeu avec des
formats très populaires comme les listes sur Buzzfeed, ils ne sont pas encore sortis d'affaire. Enfin, il y a les sites de transition qui, au final, s'en sortent mieux qu'on
ne pourrait le croire (Slate, Salon...). Ce sont des sites créés par des journalistes provenant de médias traditionnels, notamment du print, mais avec une équipe très orientée web, un format
pure-player, et des revenus provenant de la publicité. En s'accolant parfois à des groupes médiatiques plus importants, ils ont une marge de manœuvre éditoriale et financière assez
large. Vous comparez les médias numériques en France et aux États-Unis, quelles sont les principales différences entre ces deux pays ? Angèle Christin : Il faut rappeler d'abord que
l'Internet haut débit s'est développé aux États-Unis dix ans avant la France. Il y a donc une différence de technologie, de capitaux, et de sites entre ces deux pays. Ce que
j'ai pu observer, c'est qu'il y a une vraie réflexion sur les revenus de la publicité, sur les formats de publicité et sur les modèles économiques qui est, pour
l'instant, plus développée qu'en France. Sur la question du clic et de la pression de l'audience, les Américains sont beaucoup moins critiques que les Français. Là-bas, les
rédactions ont un nombre très impressionnant d'outils pour mieux définir les préférences du public. Le clic est considéré comme le nerf de la guerre, les rédactions sont plus réalistes
et savent qu'elles doivent s'y adapter. Autre point important : la question de l'audience est uniquement une préoccupation de la hiérarchie, elle seule s'occupe de la
facette commerciale des contenus. > Les journalistes américains ont plus d'espace et moins de pression Les journalistes américains ont plus d'espace, moins de pression, le mur
de séparation reste bien établi. C'est moins le cas en France, notamment car la professionnalisation du métier s'est opérée aux États-Unis bien avant la France, au milieu du XIXe
siècle. Depuis peu, aux États-Unis, beaucoup débattent de la question du native advertising (une publicité qui prend la forme d'articles, NDLR). Mais là encore, la critique est moins
vive outre-Atlantique. Les médias américains ont accepté qu'il faut du contenu sponsorisé. Mais la question qui se pose est de savoir avec quelles marques s'associer et comment les
identifier clairement dans l'article. Les médias montent désormais des départements dédiés au contenus sponsorisés, séparés de la rédaction afin d'éviter la « contamination ».
L’un des chapitres de votre thèse s’intitule « Sexe, scandales, et célébrités ». Est-ce là la clef du succès pour un média en ligne ? Angèle Christin : Effectivement ce genre d'articles
marche très bien. Mais il y en a d'autres aussi. Certains articles politiques marchent beaucoup mieux que ce qu'on pourrait attendre. De même, les contenus participatifs peuvent
fonctionner. Là encore, il faut se demander pourquoi tel article, qui n'aurait pas dû marcher en apparence, a en fait trouvé son public. Et comme le disent les rédacteurs, on ne peut
pas faire un site d'information avec uniquement « sexe, scandale et célébrités ». Il faut juste distinguer les contenus chauds des contenus froids. Les contenus chauds sont de petits
articles postés régulièrement et qui amènent de l'audience, avec un gros risque d'uniformisation et de mimétisme entre les médias. Mais les journaux papiers faisaient aussi la même
chose, c'est la logique du « si le voisin l'a fait, il faut que je le fasse aussi. » En ce qui concerne la partie la plus froide, il n'y a pas d'uniformisation. Il y a
une vraie réflexion sur la façon de se démarquer dans un paysage web très concurrentiel où tout le monde publie des vidéos de chats. Il faut savoir combien on met d'articles à clics
comme ceux-là pour subventionner le reste du contenu. Est-ce la fin de l’excellence journalistique promue par des récompenses comme le Pulitzer ou le prix Albert Londres ? Angèle Christin :
Je ne pense pas. Il existe des sites comme ProPublica qui font un travail d'investigation incroyable sur la longue durée. On peut aussi parler du datajournalisme, qui a une force de
frappe jamais vue jusque-là, ou des projets extrêmement inventifs du New York Times. Il y a sur Internet un foisonnement d'opportunités pour des projets éditoriaux ambitieux. Les prix
journalistiques créent des catégories pour le web, qui a désormais gagné une vraie crédibilité à leurs yeux. Il y a peu de doute sur le fait que l'avenir du journalisme se fera sur
Internet, et d’ores et déjà, des journalistes du _Huffington Post_ ont été récompensés par le Pulitzer, _Buzzfeed_ a recruté un lauréat de ce même prix... Il y a des projets journalistiques
qui ne visent pas à faire du trafic, mais clairement à gagner des prix. Il y a eu une période de jungle, où les sites « digital natives » ont clairement transformé les règles du jeu.
Désormais ils semblent se discipliner. Les digital natives rentrent progressivement dans le moule des formats traditionnels du bon journalisme. L'excellence journalistique se
reconfigure sur Internet, elle n'est pas en train de partir aux oubliettes. -- Crédits Photo : A.C.