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© Crédits photo : Illustration : Cynthia Artstudio Cet été, le journaliste et écrivain Raphaël Meltz a guidé les abonnés du média épistolaire La Disparition sur les traces de lieux
marseillais qui ne sont plus. Récit d’une marche entre journalisme et fiction. Marine Slavitch Publié le 18 juillet 2022 Rendez-vous à 8h15 sous l’ombrière-miroir du Vieux-Port de Marseille,
embarquement pour l’archipel du Frioul à 8h30, départ de la navette à 8h45, arrivée sur l’île de Ratonneau à 9h15. Les consignes données par Annabelle Perrin et François de Monès,
fondateurs de_ La Disparition_ étaient pourtant claires. Alors pourquoi, neuf minutes avant le départ du bateau, l’écrivain Raphaël Meltz, fondateur de la revue culturelle _Le Tigre_
n'est-il toujours pas présent sur le quai ? Ce matin doit avoir lieu la première balade du cercle des disparus volontaires, « _à la fois club de marche, de correspondance et de lecture
de La Disparition _». Cette marche, c’est lui qui l’anime. Auteur de deux lettres pour ce jeune média épistolaire, sa tâche consiste aujourd’hui à guider les participants sur les traces de
lieux disparus de l’île de Ratonneau, l’objet de sa première lettre. L’occasion de lier passé et présent, fiction et journalisme, virtuel - les lecteurs et lectrices de _La Disparition_ ne
se découvrent que maintenant, sur le port - et réel. Ce matin, l’absence de l’auteur permet justement de briser la glace chez la trentaine de marcheurs, réunis en cercle sous l’Ombrière. «
_Tu sais à quoi il ressemble, toi ?_ _- Non, il n’aime pas les photos. Mais je l’imagine grand, un peu décoiffé._ _- Peut-être qu’il est parmi nous et qu’on ne le reconnaît pas. _» Les
Disparus volontaires attendent Raphaël Meltz sous l'ombrière du Vieux-Port. Crédits : Cynthia Artstudio. BERMUDES 8h37. Soupir de soulagement à l’apparition de l’auteur, chapeau Fedora
sur la tête. Décoiffé ? Nous ne le saurons jamais. Dans son dernier roman, _24 fois la vérité _(Le Tripode, 2021), Raphaël Meltz emmène Adrien, son personnage principal, découvrir l’île de
Ratonneau à bord de l’_Edmond Dantès_, en référence au héros du roman d’Alexandre Dumas enfermé au château d’If. Les disparus volontaires embarquent, eux, sur le _Henri-Jacques Espérandieu_,
du nom de l’architecte phocéen à l’origine de la basilique Notre-Dame de la Garde. Tant pis pour les jusqu'au boutistes de l’escapade romanesque. Bientôt, vingt-six paires de
chaussures de randonnées font vibrer la passerelle qui sépare le quai de la navette, suscitant les regards méfiants des propriétaires d’une cinquantaine de tongs, déjà à bord. Comment ne pas
craindre que la présence des disparus volontaires attire leur vaisseau dans un Triangle des Bermudes phocéen ? À l’avant du bateau, une silhouette s’agite et domine les eaux couleurs
d’opaline. C’est celle d’Annabelle Perrin, la rédactrice en chef. « _Il manque quelqu’un, on devrait être vingt-sept. _» La disparition semble opérer au coup par coup. RÉALITÉ Au XIXe
siècle, c’est par la correspondance que les nouvelles étaient transmises. On dit que les journaux ont tué le genre épistolaire. Tout en paradoxe, _La Disparition_ fait réapparaître la lettre
comme une source d’information et de récit. « _Notre boîte aux lettres est devenue un fardeau. On reçoit des lettres de la banque, des pubs. C’est rarement gai. Des longues lettres qui
racontent des histoires, il n’y en a plus _», explique Annabelle Perrin. D’autres journalistes ont fait le même constat et imaginent aujourd’hui le reportage comme un récit de voyage
épistolaire. Parmi eux, citons _Timbrées_ et _Les Lettres d’Alice_. _La Disparition_ préfère se présenter en média politique. L’idée, Annabelle et François l’ont eue il y a trois ans.
L’envie de raconter la France si elle était amputée de quelque chose que l’on croyait présent pour toujours. Une France sans armée, sans service public, sans cinéma. En somme, imaginer une
sorte de journalisme-fiction qui raconterait un futur qui n’arrivera peut-être jamais. Plus ils y réfléchissent, plus ils trouvent le projet bancal. Et puis, la pandémie. « _Quand on a
réalisé que sur décision du gouvernement on pouvait en quelques jours prendre la décision de nous ôter notre droit à la mobilité, qu’on ne pourrait sortir qu’une heure par jour en montrant
une attestation aux contrôles de police, cela a été le déclic. _» Partout, les choses disparaissent déjà. C’est cette réalité qu’il faut raconter. Quelques jobs alimentaires, trois mille
euros mis de côté et le 31 décembre 2021, les deux journalistes bouclent leur campagne de financement participatif, forts d’une base de 800 abonnés. Parmi eux, cinquante adhèrent au club des
disparus volontaires. Au Frioul aujourd’hui, une dizaine exerce, comme eux, la profession de journaliste. D’autres sont des amis d’Annabelle et François. Le tiers restant se compose
d’abonnés. « _D’habitude, on ne rencontre jamais les autres lecteurs et lectrices d’un journal. C’est la première fois que je prends conscience de la communauté réelle d’un même média _»,
sourit Benjamin, assistant d’édition de 27 ans à Marseille. Près de lui, une chercheuse en nouvelles technologies explique avoir fait le trajet depuis Paris. À côté d’elle se tiennent un
journaliste au mensuel marseillais _Le__Ravi_, une mère accompagnée de son fils de cinq ans et un couple de physiciens. SUBURBS Le groupe suit Raphaël Meltz en file indienne sur l’esplanade
où quelques familles font déjà la queue pour louer kayaks et paddles. Lui avance vers la caserne des marins-pompiers, loin du bruit et de l’agitation du port de plaisance. Plus on s’enfonce
et plus l’île est hostile. Les orties et chardons commencent à griffer les jambes. Certains randonneurs trébuchent sur des pierres. Les plus grands doivent se baisser pour se frayer un
passage dans les branches basses des pins d’Alep et des oliviers sauvages. Soudain, Raphaël Meltz s’arrête, invite le groupe à s’asseoir ici, dans une sorte de clairière où le soleil
projette de longues ombres à travers les arbres. La première lecture débute dans une clairière, loin de l'agitation. Crédits : Cynthia Artstudio. Un mot d’introduction et l’auteur
s’efface, laissant la place à Louise Moaty, comédienne et scénariste de leur dernière BD, _Des Vivants _(2024). L’ouvrage, paru en 2021 et primé au festival d'Angoulême, raconte
l’organisation des premiers réseaux de Résistance en France. Mais ce n’est pas cette histoire qu’elle racontera aujourd’hui. De sa voix claire, elle débute une lecture de _Suburbs_, un cycle
de livres de Raphaël Meltz autour de ces lieux qui échappent d’ordinaire à l'œil du promeneur, dans les zones périurbaines. Le premier volume est consacré au Fort d’Aubervilliers. «
_J’entre ! Presque quatre ans que je passe devant et maintenant je suis dedans. Le cœur battant, comme dans le Club des Cinq de mon enfance. Je franchis la première grande porte qui indique
qu’il s’agit d’une propriété privée, ouverte en journée uniquement…_ » SECTE Un jeune homme à l’allure de pirate, cheveux longs tenus par un bandana, ferme les yeux, bercé par l’aventure qui
lui est contée. Une enfant dessine la scène, perchée dans un arbre. «_ On dirait une secte_ », murmure Juliette, une cheffe de projet dans le numérique venue spécialement de Paris. Cette
marche suit la même logique que celle employée dans _Suburbs_ : faire découvrir des zones du Frioul que les touristes de passage fuient. Donner des histoires à des lieux qui en semblent
dénués. Cet archipel, c’est l’idéal. «_ Le Frioul m’a longtemps_ _attiré, pas pour le château ni pour les baignades mais pour son étrangeté inattendue qui ne correspond pas au projet
touristique classique de ce type d’île _», explique Meltz, installé à Marseille depuis cinq ans. Il évoque l’internement des Alsaciens et Allemands, enfermés dans des baraques en bois du
fort pendant la Première Guerre mondiale. Puis, tous ces projets d’urbanisation abandonnés : la création d’un village de 1 500 logements, l’aménagement de zones de loisirs, le développement
d’activités touristiques… « _Cousteau voulait créer ici une base sous-marine où les vacanciers auraient pu observer les fonds marins._ » Le pirate sourit. 1926 L’auteur guide le groupe vers
une chapelle aux allures de temple grec. Au XIXe siècle, celle-ci devait permettre aux voyageurs mis en quarantaine pour suspicions de maladie contagieuses d’assister aux offices depuis les
bateaux. C’est ici que Meltz choisit de partager l’ébauche de sa première lettre pour _La Disparition_. « _C’est un exercice complexe. Je pensais plier cela en quelques heures mais cela fait
maintenant une semaine que je travaille dessus. _» Il explique tenir à ce que les marcheurs constatent la fabrique de son travail pour ensuite le comparer avec la vraie lettre qu’ils
recevront bientôt. En date du 6 août 1926, elle s’adresse à Gaston Defferre, alors maire de Marseille. Secret des correspondances oblige, son contenu ne sera pas révélé ici. De la chapelle
jusqu’à un mûrier, en contrebas, puis du mûrier à une casemate, cinquante-huit mètres plus haut, les lectures journalistiques, historiques et fictionnelles s’enchaînent. Raphaël Meltz lit
les pérégrinations d’Adrien, le journaliste tech de son dernier roman. Celui-ci est en pleine fuite d’un voyage de presse à Ratonneau, où la région PACA célèbre l’inauguration d’un data
center zéro émission carbone. Son personnage prend la direction opposée au port, vers la pointe de Sainte-Croix. « _Et puis, soudain, au détour d’un embranchement, une espèce de cuvette au
fond de laquelle : un cimetière. Un cimetière ? d’étranges croix faites de béton armé, parallélépipèdes bruts à qui le métal, largement rouillé, a fait des traces brunes coulées, des croix
répétées à l'identique. _» Les disparus volontaires suivent sa trace. « _QUI CROIT ENCORE QU’UN JOURNAL PEUT ÊTRE UN OBJET CRÉATIF ? _» Si les médias sont de plus en plus nombreux à
tester des nouvelles manières d’engager leur communauté via l’organisation de conférences, de débats et d’intégration des lecteurs et lectrices au processus éditorial, les marches aux côtés
de journalistes sur le terrain sont une première. « _Avec ces balades, on veut ramener le journalisme à ce qu’il est, en demandant aux reporters de nous raconter les enjeux des disparitions
de certains lieux en direct _», précise l’équipe de _La Disparition_. Dans une seconde casemate, plus sombre, Meltz explique son processus de travail, s’interroge sur le journalisme. « _J’ai
toujours sur moi un minuscule carnet, que je remplis de notes très brèves, presque des mots-clés. La marche, c’est le moment de l’imagination. Je ne fais pas parler les gens, je fais parler
les lieux. Mais qui croit encore qu’un journal peut être un objet créatif ? _» La balade touche à sa fin. Tous en cercle dans cette casemate dont les murs couverts de tags témoignent du
passage d’autres disparus volontaires, les marcheurs en profitent pour se raconter de nouvelles histoires sur le Frioul. « _On dit qu’il y avait autrefois une forêt sur l’île, mais qu’il a
fait si froid que les arbres ont gelé et que c’est pour cela qu’il n’y a presque plus d’arbres ici aujourd’hui _», raconte Benjamin. « _Il devait y avoir une station de métro, construite
ici mais le projet a été abandonné… _», évoque un autre marcheur. « _Il paraît que François Ier a chassé au Frioul quand il est revenu à Marseille ! _», s’amuse-t-on plus loin. Les récits se
poursuivront jusque dans le bateau retour, comme s’il était plus facile de raconter l’absence que la présence. Cette fois, le groupe embarquera bien sur l’_Edmond Dantès_.