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Manifestants au « gilet jaune » portant une pancarte « Médias menteurs », le 27 avril à Paris. © Crédits photo : Lucas BARIOULET / AFP. Sur les groupes Facebook et dans les manifestations,
certains « gilets jaunes » ont exprimé des critiques acerbes à l’encontre des journalistes. Quelles formes ce ressentiment a-t-il pris et comment l’expliquer ? Arnaud Mercier Publié le 15
novembre 2019 Être enfin « entendus » et « visibles ». Que cela soit sur les groupes Facebook ou sur les pancartes et banderoles, les « gilets jaunes » ont exprimé explicitement la sensation
d’une libération salvatrice de la parole. Beaucoup ont signifié ainsi leur frustration sociale et identitaire face à une situation vécue d’invisibilité et la douleur ressentie du fait que
leurs difficultés quotidiennes et la fragilité de leur mode de vie n’étaient pas comprises ou prises en compte, ni par le personnel politique ni par les médias. Mu par un fort ressentiment
social qui s’explique par la convergence de multiples causes, immédiates (hausse du prix des carburants, exaspérations politiques) ou plus anciennes (frustrations socio-économiques
accumulées depuis des années), le mouvement a souvent débouché sur l’expression d’une colère — ou, pour une minorité bruyante, d’une véritable haine — à l’égard de ceux perçus à la fois
comme puissants et comme oppresseurs, oppresseurs parce que puissants, en particulier les journalistes et les médias. Ressenti caractérisé par des propos plus qu’acerbes contre cette
profession, par des manœuvres d’intimidation sur les lieux de mobilisation (jets d’œufs ou crachats, voire expulsion sous contrainte) et par des violences physiques, chez les plus
radicalisés (coups de pied, coups de poing, bousculade musclée…). Quelles formes cette détestation des médias d’information a-t-elle revêtue sur les groupes Facebook de « gilets jaunes », et
comment la comprendre ? _LA FORTE DÉTESTATION DES MÉDIAS _ Ceux des « gilets jaunes » qui expriment avec véhémence leur aversion pour les médias et les journalistes ne se contentent pas de
critiquer la manière d’agir des journalistes. Les raisons de critiquer et détester les médias ont traversé le temps, comme l’ont montré Claire Blandin ou Alexis Lévrier. Au sein de ce
mouvement de protestation, on retrouve la critique habituelle, celle de la collusion avec le pouvoir politique, car journalistes et professionnels de la politique sont réputés partager des
intérêts communs et une même vision, avoir les mêmes modes de vie et la même socialisation. En conséquence, cela génère du ressentiment car les médias sont considérés comme portant une part
de responsabilité aux souffrances quotidiennes éprouvées par « le peuple » puisqu’ils ne relaieraient pas ses difficultés de vie. La rage est redoublée chez certains quand ils ont en prime
la désagréable sensation que les journalistes déforment la réalité du mouvement social pour, supposément, complaire au pouvoir et aux « milliardaires qui les payent ». > « S’il n’y a pas
de violences, ce n’est pas vendeur donc ça > n'intéresse pas les médias » Dans les manifestations, les critiques fusent et de façon argumentée. Renaud Boyer, étudiant à l’Institut
français de presse (dont Arnaud Mercier a encadré les travaux, NDLR) a recueilli, en avril 2019 dans des manifestations parisiennes pour son mémoire de master, le témoignage de manifestants
en chasuble jaune, au sujet des médias. Joël (47 ans, serrurier) associe spontanément médias et mensonge : « Beaucoup de mensonges. Ils ne sont pas très honnêtes sur le mouvement et sont
manipulés par les milliardaires. Ce sont les amis de Macron ». Francine (67 ans, retraitée) accuse les médias de salir le mouvement. « Regardez l’exemple du boxeur, les médias en ont parlé
en boucle pendant trois ou quatre jours sans savoir ce qu’il s’était passé auparavant. On est en train de salir le mouvement des « gilets jaunes », on les fait passer pour des racistes et
des casseurs ». Sabrina (25 ans, aide à domicile) considère que les médias « mettent trop en avant ceux qui foutent le bordel. J’ai manifesté samedi, on a marché, dansé, chanté et aucun
média n’a parlé de nous une seule fois. S’il n’y a pas de violences, ce n’est pas vendeur donc ça ne les intéresse pas ». Et même le fait d’inviter des « gilets jaunes » à la télé n’apporte
pas forcément de contentement, voire renforce le ressentiment et la colère. Idir (42 ans, informaticien) s’insurge : « Sur les plateaux, c’est hallucinant, il n’est pas possible de
développer une idée car un spécialiste coupe rapidement la parole en disant qu’on ne peut pas dire ça. » Pour Yoann (32 ans, cordiste), les médias « sont totalement manipulés. […] Les
questions qu’ils posent aux « gilets jaunes » ou aux personnes qui viennent parler pour les « gilets jaunes » sont débiles. Tout est orienté. C’est de la propagande. Tout est organisé pour
décrédibiliser la parole du peuple ». Idée force qu’on retrouve souvent exprimée dans le mouvement, comme dans ce montage qui circulait sur les pages Facebook des « gilets jaunes », en
reprenant la charte graphique de « Je suis Charlie ». Néanmoins, Sabrina savoure le parfum de revanche sociale que lui procurent certains échanges en plateaux. Car pour elle, les experts sur
les plateaux « ont été étonnés de voir le petit peuple. Ils pensaient que le petit peuple avait une cervelle de moineau et ils ont été étonnés de voir qu’on en avait dans la tête ». EN
LIGNE, UNE VIOLENCE DÉCHAÎNÉE Dans les échanges qu’a relevés Renaud Boyer sur quatre des principaux groupes Facebook de « gilets jaunes » (« La France en colère », « Les Gilets Jaunes », «
Gilet Jaune », « ★Gilet Jaune★ »)1, la parole se fait bien plus agressive que lors des interviews de terrain, car l’expression sur les réseaux socionumériques est plus prompte à suivre les
voies de ce que nous appelons un ensauvagement du web. Cette parole brutale, très minoritaire, ne rechigne pas à prendre pour cible les médias avec rudesse, dans l’outrance et l’insulte. On
excède amplement l’analyse critique que peut mériter toute production journalistique, au profit d’un anathème posé là à priori, dans une terminologie de dénigrement infâmante qui délégitime
tout travail journalistique — les journalistes sont appelés « journalopes » — et tous les médias amalgamés en un tout méprisable, puisque « merdias » ou « prestituée ». On trouve parfois
dans ce corpus la célébration des intimidations et violences faites aux journalistes ou un appel explicite à des actes d’agression. Dans l’imaginaire révolutionnaire que ce mouvement a
charrié et réactivé, la prise des médias devient pour des internautes une nouvelle Bastille, un lieu à envahir au même titre que des bâtiments incarnant le pouvoir. Plusieurs manifestations
parisiennes ont ainsi dessiné des circuits permettant d’aller manifester aux pieds des grands médias, afin de « leur mettre la pression ». Le boycott des médias, qui auraient failli à leur
mission d’information au profit d’une propagande, de mensonges, de collusions avec le pouvoir et le patronat, revient lui comme un leitmotiv dans notre corpus. Montage graphique qui fait
écho à une vieille critique des médias, que l’on avait vue fleurir sur les murs parisiens en mai 1968. La médiatisation du mouvement a souvent été vécue comme un répertoire de trahison au
service des intérêts des élites politiques et financières. La rage se nourrit donc de se sentiment d’être encore et toujours méprisés à l’antenne vu le portrait qui est fait d’eux.
Perception des choses qui justifie amplement la détestation et invalide par avance les complaintes de journalistes qui appelleraient au respect de leur dignité personnelle et
professionnelle. Mieux encore, un des internautes déclare qu’il ne faut pas s’en plaindre, car cela fournit un excellent carburant pour attiser la rage, donc la mobilisation. Le mépris
supposé des journalistes comme soutien à la cause, en somme. La mobilisation procure le plaisir du renversement de la domination, comme dans la logique ancestrale de l’inversion
carnavalesque. Ainsi un internaute renverse l’ordre des facteurs concernant l’accréditation médias, désormais délivrée par le peuple, affirmation de la reprise du pouvoir. Sans s’embarrasser
de preuves excessives, les conversations sur ces groupes Facebook entérinent généreusement la thèse d’une collusion flagrante entre les médias et Emmanuel Macron, qui remonterait à son
élection. Dès lors, puisque les gens en lutte affirment détester ce nouveau « Président des riches », par association, certains rejettent violemment les journalistes, en des termes
orduriers. Termes qui vont jusqu’à l’accusation infamante de « collaboration », puisque l’actuel régime est devenu une dictature, ce qui justifie plus encore un boycott. Si quelques insultes
fusent, l’agression verbale se déploie principalement sur un registre lexical scatologique. Tout est assimilé à de la « merde ». Ce renvoi à l’analité est un moyen archétypal de satisfaire
l’objectif de désacralisation de la cible. Il s’agit de la rabaisser en la ramenant à son statut d’homme réduit à sa trivialité, à la nue réalité de ses excréments. DU RESSENTIMENT SOCIAL À
LA HAINE DES MÉDIAS Cette haine des médias, libérée de toute retenue, est nourrie par la rancœur, l’amertume —émotion « souvent accompagnée du désir de se venger du ressentiment subi »,
comme l’écrit l’Académie française — que certains de ces « gilets jaunes » ont accumulé. Ce tort subi peut aussi bien être objectif que subjectif, matériel que symbolique. Mais l’humiliation
étant un ressort psychique puissant, elle pousse à agir ceux qui ne la supportent plus. C’est de ce sentiment partagé d’être oublié, incompris, méprisés par « les élites » que sont nés à la
fois cette identification commune chez les mobilisés et ce désir collectif de retourner le mépris et de s’affirmer comme dominants contre ceux qui les dominent. Dans l’histoire, la
fréquente mobilisation d’une rhétorique du ressentiment poursuit plusieurs objectifs, comme l’observe l’historien et analyste littéraire Marc Angenot, spécialiste des rhétoriques politiques
: « Montrer la situation présente comme injustice totale à l’égard de ce groupe ; persuader de l’inversion des valeurs et expliquer la condition inférieure des siens en renvoyant _ad alteram
partem_ tous les échecs essuyés ; valoriser donc la position victimale et le mode d’être du dominé ; dévaloriser les valeurs que chérit le dominant et qui vous sont inaccessibles en les
montrant à la fois comme dédaignables, chimériques, arbitraires, ignobles, usurpées et causatrices de préjudice. » > « La logique ressentimentiste pose que la supériorité acquise >
dans le monde tel qu’il va, est un indice de bassesse morale » En somme, « la logique ressentimentiste pose que la supériorité acquise dans le monde tel qu’il va, est un indice de bassesse
morale, que les valeurs que les dominants ou les privilégiés prônent doivent être rejetées et dévaluées en bloc, qu’elles sont méprisables en elles-mêmes ».Et Marc Angenot de poursuivre plus
loin : « L’axiologie de ressentiment vient à la fois radicaliser et moraliser la haine du dominant. » Cette haine peut se concevoir alors comme la traduction publique — et ici politique —
d’un ressentiment privé désignant une ou plusieurs cibles comme responsables de ses malheurs et méritant pour cela un châtiment. Spinoza peut servir de point d’entrée au travail de
définition de ce sentiment négatif si puissant. « La haine n'est autre chose qu'une tristesse qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure. Nous voyons en outre que
celui qui hait s'efforce d'écarter et de détruire la chose qu'il a en haine. »2 On complètera ce regard premier par la définition moderne du politiste Olivier Le Cour
Grandmaison. Si, écrit-il dans _Haine(s). Philosophie et politique_ (PUF, 2002), « ego estime que ces difficultés sont imputables à une cause extérieure ; il cherchera alors à
l'anéantir pour créer les conditions nécessaires à la satisfaction de son désir et à échapper à la tristesse qui est la sienne ». > « En dépit de sa connotation négative, des
manifestants n’ont > pas hésité à s’approprier le terme de « haine » « Je vous hais, compris ? » En dépit de sa connotation négative, des manifestants n’ont pas hésité à s’approprier le
terme de « haine » par l’entremise d’un slogan gravé sur les chasubles ou les pancartes, en forme de jeu de mot et de mention échoïque à une sentence célèbre du général de Gaulle. Ce qui
peut se traduire en propos haineux et très agressifs voire en passage à l’acte violent pour les plus virulents. Attitude justifiée comme une contre-violence face à celle subie, une loi du
Talion. D’où, d’ailleurs aussi, beaucoup de propos et de montages photos de mise en dérision des médias qui circulent sur les Facebook des « gilets jaunes », car la dérision porte en elle
une dimension de contestation, de remise en cause de l’ordre établi ou des figures d’autorité et de puissance. Tourner en ridicule sert à souligner ce que l’on juge être l’insignifiance, à
faire descendre les puissants de leur piédestal, à retourner avec force le mépris dont l’on se pense la cible. Pareille violence verbale, injurieuse et très dégradante, n’augure rien de bon
pour l’avenir et les risques de passage à l’acte violent. Car la déshumanisation que ces propos induisent ont toujours été une étape préalable à des agressions physiques, comme si le verbe
décomplexé libérait la main pour joindre le geste à la parole. L’insulte, la brutalisation du discours ne sont pas anodins. N’y voir que la catharsis de pulsions agressives serait être
aveugle à l’autre débouché possible de pareil lâcher prise par rapport aux règles ordinaires de la civilité : la déculpabilisation de parfaire sa haine verbale par un geste satisfaisant, à
un degré supérieur, son désir de revanche sociale. S’il est loisible de comprendre les frustrations où s’origine la colère accumulée qui s’exprime ensuite sans freins sur Facebook, une
certaine idée de la démocratie et de la concorde civile oblige à rappeler que de la parole déchaînée au geste incontrôlé, la frontière est souvent mince. * 1Corpus de 1 828 commentaires
relevés sur les quatre groupes de « gilets jaunes » ayant le plus d’abonnés, entre le 17 novembre et le 19 décembre 2018, lorsque le thème principal de conversation était l’information. Cela
représente une petite minorité de tous les messages postés, mais un post dont la thématique aborde frontalement l’enjeu des médias peut générer beaucoup de commentaires. Sur la très
populaire page «La France en colère» (207 555 membres en décembre 2018), les 22 messages à thématique média publiés sur la période étudiée, ont généré 1 273 commentaires. Un compte «Gilet
jaune» populaire (134 834 membres) a déclenché 320 commentaires à partir de 7 posts sur cette thématique, par rapport aux nombreux posts publiés pendant cette période. Mais dans bien
d’autres commentaires (non comptabilisés ici) sous des messages originaux qui ne parlent pas des médias, il est question de l’influence jugée pernicieuse des journalistes et de leur rôle
trouble pour couvrir le mouvement. * 2Baruch Spinoza, L’éthique, Ill, XIII