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© Crédits photo : Arte/Upian L’heure de gloire des webdocumentaires est aujourd'hui passée. Certains de ces documents multimédias sont menacés de disparition, voire pire, d’oubli. «
Gaza Sderot » fait partie des miraculés, mais à quel prix ? Xavier Eutrope Publié le 25 juin 2021 « Gaza Sderot. La vie malgré tout », webdocumentaire produit en 2008 par le studio Upian,
capture à l’écran la vie des habitants de la ville de Sderot en Israël, ainsi que celle des Gazaouis, situés à trois kilomètres de là, au-delà de la frontière. Cette année-là, entre octobre
et décembre, 80 vidéos (40 de chaque côté de la séparation) tournées dans les conditions du direct ont été publiées à intervalles réguliers sur le site internet d’Arte. Quatre parcours de
navigation sont proposés : par « temps », « gens », « lieux » ou « thèmes ». Et à chaque fois un écran coupé en deux : d’un côté la vie à Gaza, de l’autre, celle à Sderot. Lorsque
l’internaute clique sur une vidéo, celle qui l’accompagne, captée de l’autre côté de la frontière, se lance également. On y découvre des habitants mener leur vie de tous les jours dans une
coexistence inquiète mais paisible — le tournage des différentes séquences a pris fin peu de temps avant l’opération « Plomb durci ». Le webdocumentaire est disponible dans cinq langues
(allemand, anglais, arabe, français et hébreu), et a nécessité la collaboration d’au moins une cinquantaine de personnes, pour un budget de plus de 210 000 euros — un montant non négligeable
pour l’époque, se souvient Alexandre Brachet, fondateur d’Upian et co-producteur du webdocumentaire. Le duo Upian/Arte est alors un acteur majeur de l’aventure des « webdocs », avec
notamment « Prison Valley » (2010) et « Alma, une enfant de la violence » (2012). Récompensé du Prix Europa à Berlin en 2008, « Gaza Sderot » est, d’après Alexandre Brachet, l’une des
productions qui a le mieux montré ce qu’il était possible de raconter grâce à l’interactivité. Une sorte de capsule temporelle à la valeur inestimable, qui documente un état de choses qui «
_n’existera plus jamais, ou en tout cas pas avant longtemps_ », et qui a, d’après le créateur d’Upian, cumulé plus de deux millions de vues en moins d’un an après sa mise en ligne. Comme une
écrasante majorité des webdocs de l’époque, elle repose sur la technologie Flash. « _Flash a été le réacteur de l’exploration créative à partir des années 2000 : le créateur pouvait,
presque tout seul, monter une expérience. C’était une époque formidable_ », se remémore Stéphane Nauroy, directeur de projets numériques chez Arte. Cette dépendance à Flash est aussi devenue
une faiblesse. Car la technologie compte des détracteurs, dont Steve Jobs. En 2010, ce dernier scelle son destin. Il annonce que ses appareils, dont l’iPad, tout juste arrivé, ainsi que
l’iPhone, ne seront plus compatibles avec cette technologie jugée (entre autres) inefficace, mal sécurisée et trop gourmande en énergie. La mort de Flash est désormais inéluctable : dix ans
plus tard, le 31 décembre 2020, les navigateurs web ne le supportent plus, rendant inaccessibles toutes les productions multimédias qui en dépendaient. > _« "Gaza Sderot" est
devenu une référence dans l’univers de la > production numérique »_ Le 1er janvier 2021, la page de « Gaza Sderot » sur le site d’Arte existe toujours, mais le webdocumentaire ne
fonctionne plus. À moins d’être suffisamment averti pour avoir l’idée de passer par une machine virtuelle émulant Windows 7 et des navigateurs compatibles avec Flash. En avril, Upian met à
jour la page en proposant deux solutions pour consulter, malgré tout, le document. Le recours à une machine virtuelle est présenté et explicité. L’autre possibilité, plus facile d’accès pour
le grand public, est de regarder des captations vidéos de parcours d’utilisateurs. Le format est dégradé, l’interactivité est perdue, mais l’essentiel du webdoc est alors sauvé. DES
SERVEURS INACCESSIBLES Nouveau rebondissement en mai 2021. Alors que les affrontements entre le Hamas et Israël se multiplient, « Gaza Sderot » est tout simplement introuvable. Le serveur
qui hébergeait le webdocumentaire et qui ne fonctionnait qu’avec une combinaison très précise de matériels et de logiciels lâche. Plusieurs semaines seront nécessaires pour remettre en ligne
le webdoc, au prix d’un changement de prestataire. Mettre à jour et entretenir un webdocumentaire demande des compétences… et de l’argent. « _Nous faisons ça purement à perte, _explique
Alexandre Brachet_. Parfois ce que nous devons faire coûte un peu cher, et nous demandons de l’aide à Arte, qui généralement nous l’accorde._ » Les coûts d’entretien et de mise à jour de ces
contenus relèvent en effet des producteurs, et non des diffuseurs. L’aide que peut apporter la chaîne est ponctuelle, mais précieuse. « _Nous prolongeons la diffusion des œuvres numériques
lorsque leur pertinence reste évidente dans un contexte qui a évolué, et qu’elles continuent de pouvoir toucher un large public, ou bien qu’elles acquièrent un statut patrimonial_, nous
explique Marianne Levy-Leblond, responsable des coproductions à la direction du développement numérique chez Arte France. _C’était par exemple le cas de "_Gaza Sderot",_ devenu une
référence dans l’univers de la production numérique, et parce que son sujet reste évidemment et malheureusement d’actualité_. » Mais cet effort s’arrête lorsque « _le maintien de la mise en
avant d’une production perd de son évidence, de sa priorité par rapport aux nouvelles productions. Nous sommes alors susceptibles de ne plus prolonger les droits, et donc de dépublier_. »
La disparition de la technologie Flash n’est pas la seule difficulté pour conserver « Gaza Sderot ». Les API (_Application Programming Interface_, Interface de programmation en français) de
services extérieurs évoluent également, ce qui peut compromettre certaines fonctionnalités. La navigation par lieux, à travers l’utilisation de cartes Google Maps, n’est ainsi plus que
partiellement possible sur la version de « Gaza Sderot » archivée à l’INA au titre du dépôt légal du web. Des serveurs hébergeant une partie des données du webdoc sont également devenus
inaccessibles. « _Nous avons pu reconstituer une version fonctionnelle de ce webdoc en faisant observer le parcours d’un utilisateur par un robot_, explique Jérôme Thièvre, responsable
recherche et développement au dépôt légal du web de l’Ina._ Il devait établir une carte des zones interactives à l’écran et aspirer les urls_, _mais cette collecte reste forcément partielle
et tous les éléments n’ont pu être collectés, certaines fonctionnalités du webdoc sont définitivement perdues._ » « _C’est un point d’attention que nous avons identifié il y a maintenant une
petite dizaine d’années _», explique de son côté Élodie Bertrand, responsable du dépôt légal multimédia au département Son, vidéo, multimédia de la Bibliothèque nationale de France (BnF).
La collecte automatique des données ne fournissant pas de résultat satisfaisant, la BnF propose aux créateurs de lui déposer leurs documents, et se charge ensuite d’en proposer une version
consultable… sur place uniquement, dans le treizième arrondissement de Paris. « _Dans le cas de “Gaza Sderot”, nous sommes toujours dans la phase d’instruction afin d’en obtenir une version
déposable_ », précise Élodie Bertrand. _« _UNE HISTOIRE DE PIONNIERS » Une autre solution technique pour prolonger « Gaza Sderot » dans son intégrité aurait été de le redévelopper
entièrement, par exemple en HTML 5, en suivant l’exemple canadien de « Bear 71 ». Le webdocumentaire, produit en 2012 par l’Office national du film du Canada (OnF) retrace la vie d’un
grizzly dans le parc national de Banff. Cette reprogrammation a nécessité « _une année de travail_ » et « _autant de moyens que le développement de la première version_ », nous indique
Louis-Richard Tremblay, producteur exécutif à l’OnF. « _Nous avons étudié cette éventualité à plusieurs reprises_, nous explique Maxime Quintard, directeur technique à Upian_. Ça nous a
démangés, mais nous n’avons pas trouvé les financements nécessaires_. » La conservation des webdocumentaires était une _« forme d’impensé_, analyse Boris Razon, directeur éditorial d’Arte._
Je dirais que c’est une histoire de pionniers, avec des gens qui veulent aller de l’avant et essayer des choses, pas une histoire de gens qui vont se préoccuper de comment les conserver._ »
« _On ne travaille pas en amont sur la façon dont on va pouvoir préserver les contenus multimédias_ », confirme Stéphane Nauroy. La raison ? L’impossibilité de prédire l’évolution des
technologies et des pratiques « _qui donneront les paramètres dans lesquels le problème va se poser dans l’avenir, __à cinq ou même trois_ _ans _». Une problématique qui concerne tous les
producteurs de formats multimédias. Au _Monde_, sur les 1 200 grands formats enrichis produits entre 2010 et 2018, « _800 ne sont aujourd’hui plus accessibles_ », se désole Bernard
Monasterolo, en charge de la production multimédia du site.