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AUTOUR DU DIGITAL LABOR - ÉPISODE 9/9 Depuis des années, les internautes fournissent un travail bénévole à but lucratif sur Internet : mais ce que l’on appelle digital labor regroupe des
pratiques fort diverses. D’où l’intérêt de dresser une typologie de ces usages sociaux du numérique. Marie-Anne Dujarier Publié le 18 janvier 2016 En 2008, j’ai publié une enquête menée dans
les années 2000, à propos de l’activité des consommateurs sur des sites à but lucratif (Dujarier, 2008). Alors que la croyance dominante était que l’internet était un réseau sans
hiérarchie, aux potentiels démocratiques et « participatifs » inouïs, je montrais que les internautes étaient plutôt mis au travail, notamment par la pratique du _crowdsourcing_, ( la
captation dans la foule, d’informations, de photos, vidéos, textes et jugements ). Ce fait social relève du champ aux contours flous, dénommé aujourd’hui « _Digital Labor_ »(1). Le livre
collectif édité par Trebor Scholz (2012), signale que, sous le chapeau « Digital Labor », se trouvent des pratiques sociales fort diverses : la production d’ordinateurs, le jeu en ligne, les
blogs, un travail cognitif taylorisé rémunéré à la tâche (Amazon Mechanichal Turk ou AMT), le simple fait de « surfer » sur le Web ou la pratique du _hacking_, par exemple. On notera aussi
que, curieusement, les sociologues du travail sont peu nombreux dans ce champ. C’est pourtant dans cette tradition disciplinaire que je propose de continuer à penser ce qui se joue, avec
l’extension des technologies numériques, du côté du travail, c’est-à-dire de l’activité, des professions, de l’emploi et des mouvements sociaux. Pour ce faire, il nous faudra distinguer
diverses configurations sociales, grâce à l’étude méthodique de sites internet – et, tout particulièrement, leurs « conditions générales d’utilisation » —, et à l’aide d’une grille d’analyse
sociologique. L’AUTOMATISATION CROISSANTE DE L’ACTIVITÉ HUMAINE Rappelons pour commencer que le numérique est une technologie qui comporte quatre fonctionnalités majeures : capture
d’informations (dont celles qui concernent les pratiques numériques elles-mêmes), stockage aux limites encore inconnues, communication en réseau et, enfin, traitement automatisé des données.
Enregistrement, archivage, liens et algorithmes ouvrent sur deux usages sociaux principaux aujourd’hui : l’automatisation de l’activité humaine et la création de places de marché étendues.
Le numérique poursuit un processus séculaire d’automatisation. Elle concerne classiquement les tâches physiques, telles que la manutention, la fabrication, le triage, etc… Mais elle porte
aussi sur les interactions et les relations humaines, avec les répondeurs, bornes électroniques de service dans les banques, supermarchés, gares, péages, aéroports… En outre,
l’automatisation s’applique à des actes cognitifs (captation de signaux, alerte, correcteur orthographique, conception en 3D, pilotage, moteurs de recherche, algorithmes financiers,
traducteurs…). Enfin, elle s’étend même au travail managérial, lorsque des dispositifs numériques ordonnent le travail et automatisent des prescriptions, contrôles et décisions (Dujarier,
2010). Le numérique réveille et actualise alors des questions traditionnelles liées aux ambivalences de l’automatisation, entre soulagement et menace pour l’humain, c’est-à-dire entre
émancipation du travail ingrat et soumission à des machines qui s’imposent à lui. Sociologiquement, que ce soit face à un algorithme commercial, à un _self-scanning _(2), à un ERP (3) ou une
géolocalisation, la machine réifie un rapport social qui se déploie sans relation entre le concepteur (et ses commanditaires) et l’utilisateur. En outre, l’automatisation réduit le besoin
de main-d’œuvre opérationnelle, alors que les professionnels chargés de construire, maintenir et surveiller ces machines numériques prennent, eux, davantage de poids démographique et social.
Les ouvriers de l’industrie des _hardwares_, les développeurs et programmateurs, les conseillers clientèle sur plateformes numérisées ou les magasiniers chez Amazon connaissent alors les
mêmes évolutions du travail que les autres salariés : fragmentation des tâches, intensification des flux, activité tournée vers la surveillance des machines qui « font » le travail,
automatisation du management…, doublés d’une précarisation de l’emploi au nom de la « flexibilité », parfois jusqu’à des formes extrêmes, comme avec AMT. À cet égard, les travailleurs
salariés du capitalisme numérique ne se distinguent pas significativement des autres : ils expérimentent les mêmes faits sociaux, avec plus ou moins d’acuité, selon leur nationalité, leur
qualification et leur employeur. LES PLACES DE MARCHÉ, DES PLATEFORMES D’ÉCHANGES La spécificité du travail digital vient plutôt de ce que le numérique permet et organise des échanges sur
des « places de marché » (_market places_). Sites marchands ou non (troc et échange de biens et de services), jeux en ligne, réseaux sociaux, blogs, wiki, forums, vidéos en ligne… permettent
à des masses de personnes éloignées les unes des autres, qui ne se connaissent pas, d’être en contact pour parler, vendre, louer, troquer, jouer, militer… Derrière la diversité de ces
pratiques, un trait leur est commun : l’apparition d’un service de médiation entre eux, dénommées « plateformes » dans le langage commun. La production, l’échange et la consommation peuvent
porter sur quatre types d’objets : des symboles (tels que des textes, vidéos, images, photos, dessins), des biens matériels, des services et, enfin, des tâches à réaliser (du « travail »).
Les différentes formes sociales de l’échange qui s’y joue peuvent être classées à partir de deux critères socio-économiques : le caractère « marchand » ou non des biens échangés, d’une part
et le projet, « lucratif » (4), ou non, des détenteurs de la plateforme, d’autre part (5). Décrivons, à partir de l’analyse empirique de cas concrets, les transformations de l’activité
humaine, des métiers, des emplois et rapports sociaux dans l’échange, selon qu’il se place dans une des quatre configurations de cette matrice. QUATRE CONFIGURATIONS SOCIALES DES PLACES DE
MARCHÉ Dans le cas des échanges marchands à but lucratif (Fotolia, E-bay, Amazon Services, Uber, AMT, Peopleperhour…), l’activité productive est réalisée par quelques salariés des
plateformes et leurs sous-traitants, mais aussi et surtout par des masses de contributeurs indépendants. Nous sommes ici au cœur de la logique néolibérale lorsqu’elle prône l’entrepreneuriat
individuel : chacun est invité à valoriser son petit capital avec du travail (et s’il n’a pas de capital économique, à s’endetter). Ce processus est parfois désigné par l’expression «
ubérisation ». Ici, le travail est prescrit (horaires, port d’uniforme, procédures à suivre…) assez précisément par la plateforme, au point de risquer très fréquemment la requalification
juridique de cette collaboration en contrat de subordination. Les travailleurs gagnent des revenus modestes. Par exemple, un chauffeur Uber travaillant 70 heures par semaine, endetté pour
acheter sa formation (2 000 euros) et sa berline, dit gagner environ 2 000 euros nets par mois, sans bénéficier de la protection sociale du salariat. Cette configuration met sur le même pied
et donc en concurrence les professionnels et les amateurs, tous les deux revendiquant de « travailler ». Elle donne alors lieu à de nouveaux mouvements sociaux des premiers pour défendre
leur marché. Des luttes sociales apparaissent également en faveur de la requalification juridique de l’activité d’auto-entrepreneur en salarié (6). Dans cette configuration, la confiance est
indispensable. Elle est fabriquée à l’aide d’un dispositif d’évaluation (et donc de dévaluation) continue des hommes et les femmes qui travaillent pour ces entreprises. Les consommateurs,
en exprimant leurs avis sur la prestation, jouent le rôle de contrôleurs, allant jusqu’à pouvoir évincer l’un des producteurs de ce marché du travail, en lui créant une mauvaise réputation.
Les entreprises capitalistes qui orchestrent ainsi le travail de micro-capitalistes et des consommateurs évaluateurs, sur un marché qu’ils fabriquent sans y assumer aucune responsabilité
juridique, tirent leurs revenus des commissions prises sur l’échange, mais aussi du marché publicitaire lié. > Un chauffeur Uber travaillant 70 heures par semaine dit gagner > environ
2 000 euros nets par mois, sans bénéficier de la > protection sociale Le marché de la publicité est double : il s’agit de la vente de données sur les utilisateurs, d’une part, et celle
d’espaces publicitaires sur leur propre site, d’autre part. Il est au cœur de la seconde configuration : les échanges non marchands à but lucratif, tels que le pratiquent Google, Facebook,
YouTube, les jeux en ligne, Craiglist, Blablacar, CouchSurfing, YakaSaider, U-exchange (Barter services), par exemple.La gratuité et l’abondance qui caractérisent l’internet résultent d’un
déplacement du marché. L’apparente sortie des marchés de l’emploi (activité bénévole) et des produits (services gratuits) se fait par un appui sur le marché publicitaire. Il rémunère
l’intermédiaire entre le travailleur bénévole et le consommateur de produits gratuits, dont l’attention soumise à la publicité, constitue la manne rare pour laquelle les firmes se battent.
Si la marchandisation de l’audience (_audience commodification_) n’est pas nouvelle dans l’histoire des médias, elle a pris une dimension inédite avec le traçage, le stockage de masse et les
calculs numériques. Ici, les producteurs mobilisent leurs capitaux individuels et déploient une activité bénévole et volontaire. Bien que cette contribution puisse être chronophage, agile
et même risquée (financièrement, physiquement, socialement), et bien qu’elle enrichisse les sites, elle n’est généralement pas vécue comme du « travail ». Elle peut même être expérimentée
comme un loisir. Les contributeurs offrent ici leur force de travail pour toutes les raisons non utilitaristes, qui font « qu’on ne travaille pas que pour l’argent », comme disent
régulièrement nombre de salariés : accéder à une activité intéressante et formatrice, susceptible de procurer une socialisation et de la reconnaissance, notamment. Cette force de travail
n’est pas (encore) reconnue comme professionnelle. Des mouvements sociaux de contributeurs, dans cette configuration, voient cependant le jour. La marchandisation des traces débouche sur des
demandes de respect des données privéeset/ ou de leur rémunération. C’est également un revenu qui commence à être revendiqué lorsque les productions permettent aux sites de réaliser
d’importants revenus publicitaires, comme c’est le cas des _youtubers_, par exemple. Dans ces deux premières configurations, nous assistons donc à un transfert de la production, vers des
machines, des bénévoles et des auto-entrepreneurs plus ou moins statutaires. Les concepteurs de ces dispositifs prennent une place dominante au sein même de l’élite, tandis que les métiers
manuels, relationnels, intellectuels et managériaux tels que les guichetiers, journalistes, photographes, chauffeurs, enseignants, libraires, médecins, encadrement de proximité… sont menacés
non seulement en nombre, mais aussi du point de vue de la frontière qui les sépare d’avec les amateurs. La richesse produite bénéficie aux propriétaires des dispositifs, dont aujourd’hui
quelques multinationales en situation quasi monopolistique (et notoirement les GAFAM : Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft). Ils accumulent un savoir-faire pour prélever du travail
gratuit ou peu onéreux, extraire, stocker et traiter des données marchandisables. Notons que si les services qu’elles offrent sont suffisamment attractifs pour obtenir la collaboration
heureuse des utilisateurs, elles sont des instances privées, tournées vers le profit plus que vers des projets politiques démocratiques ou d’égalité économique… Ce que confirme leur pratique
presque systématique de l’évasion fiscale. Les échanges marchands à but non lucratif (7) tels que la vente de journaux, biens et services associatifs, publics, militants, syndicaux, ou
l’échange de travail marchand par le service public de l’emploi (pole-emploi.fr, par exemple) sont des marchés sans marchands, des échanges payants orchestrés par des organisations non
lucratives. Le travail est alors réalisé par des professionnels du service public ou des bénévoles plus ou moins amateurs. La numérisation, dans cette configuration sociale, permet d’étendre
le réseau et le marché, mais ne transforme pas radicalement l’activité, les professions et l’emploi. Enfin,dans les échanges non marchands à but non lucratif tels que Wikipedia, les
logiciels (vraiment) libres, certaines formes de _hacking_, le troc, les échanges de biens et de services (la Méduse), les banques de temps (banques éthiques où l’on échange sans argent
telle la Nef), le marché des « volontaires » (volunteers.gov). Ici, l’activité est volontaire et bénévole. Généralement portée par une vision militante, plus ou moins anticapitaliste (contre
la marchandisation des biens et du travail, contre la quête de profit, pour un monde solidaire, écologique, juste...). Le projet est régulièrement de réencastrer le travail dans la vie
sociale. Contre une division des tâches poussée et rationnalisée, la distinction entre professionnels et amateurs perd de son intérêt et de sa valeur. La richesse n’est plus pensée en termes
d’avoirs, mais de fonctionnalités, à l’usage intelligent des ressources communes. Cette configuration, marginale, est réellement en rupture avec l’économie capitaliste de marché, ce qu’elle
revendique. Notons néanmoins qu’elle peut basculer à tout moment dans le secteur privé lucratif, emportant alors avec elle, dans ce cadre, toutes les contributions offertes gratuitement par
des internautes militants. Au risque d’être perçue comme une double trahison, à la fois morale et économique, comme l’a montrée l’affaire du _Huffington Post_ (8). UN QUESTIONNEMENT SUR LES
INSTITUTIONS La technologie numérique génère donc deux usages sociaux principaux : l’automatisation extensive, d’une part, et la multiplication de places de marché, d’autre part. Les quatre
formes bien distinctes de ces _market places _opèrent des transformations chaque fois différentes de l’activité, de l’emploi, des professions et des mouvements sociaux. Notons que,
contrairement à ce qu’affirment certaines thèses au parfum évolutionniste, ces configurations coexistent plus qu’elles ne se succèdent. En outre, elles contribuent soit au renforcement, soit
à la transformation, soit à la contestation du capitalisme (Dujarier, 2014). Les applications sociales du numérique questionnent finalement trois de nos institutions : le salariat, les
professions et la fiscalité (9). Or, la solidarité en France est encore construite sur ces trois piliers. Il se trouve que, simultanément, les institutions politiques et syndicales
nationales qui tentent de créer des régulations à ce sujet sont elles-mêmes fragilisées face à des grands groupes internationaux, qui agissent sans concertation (et donc plus rapidement), à
l’échelle internationale, avec des moyens technologiques et financiers, et donc d’action politique, croissants. RÉFÉRENCES * Marie-Anne DUJARIER, _Le Travail du consommateur. De MacDo à
eBay_ : _comment nous coproduisons ce que nous achetons_, Paris, La Découverte, 2008, deuxième édition à La Découverte/Poche en 2014 (avec une postface inédite). * Marie-Anne DUJARIER, «
L’automatisation du jugement sur le travail. Mesurer n’est pas évaluer. » in _Cahiers Internationaux de Sociologie_, _Ce qu’évaluer voudrait dire. _Vol. CXXVIII-CXXXIX, p. 135-160, 2010. *
Marie-Anne DUJARIER, « The three sociological types of consumer work », _Journal of Consumer Culture._ First published on April 8, p.1-17, 2014. * Trebor Scholz, sous la direction de,
_Digital labor.__The Internet as Playground and Factory_, Londres, Routledge, 2012. -- Crédit photos: - _Papa bloggt! 255/365_, Dennis Skley, Flickr AUTOUR DU DIGITAL LABOR - ÉPISODE 5/9 Par
leurs activités en ligne, les internautes participent à la création de valeur et alimentent l’économie du Web. Peut-on pour autant considérer ces activités de loisirs ou de partage comme un
travail, qui serait exploité par le capitalisme numérique ?