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En mars 1989, l’émission de François de Closets, _Médiations_, est consacrée, aux « abus sexuels sur les enfants ». On y entend notamment le témoignage d'une fillette de sept ans (ici
avec sa sœur face au journaliste) racontant les violences incestueuses qu'elle a subies. © Crédits photo : TF1 / Capture d'écran. La presse n’a pas attendu Gabriel Matzneff pour
écrire sur la pédophilie, mais la médiatisation de ce « penchant » ne remonte qu’à la fin du XIXe siècle. Et s’inscrit dans un contexte plus général de réflexion sur le statut de l’enfant
dans la société. Anne-Claude Ambroise-Rendu Publié le 17 février 2020 La récente médiatisation des écrits de Gabriel Matzneff, écrivain qui revendique sa pédophilie, après que Vanessa
Springora, une ancienne victime, a publié en livre en début d’année, s’inscrit dans une longue histoire du traitement de la pédophilie par les médias. La façon dont, en 1828, _La Gazette des
Tribunaux_ évoque un attentat à la pudeur commis par un abbé de 28 ans sur un enfant de 13 ans dont il était l’instituteur, fournit un exemple typique des normes narratives qui vont
gouverner ces récits jusque dans les années 1970. Le journal, qui se refuse à donner des détails jugés « dangereux pour la morale publique », se contente d’évoquer la condamnation de
l’accusé aux travaux forcés à perpétuité. LES ANNÉES 1880 OU LA FIN DU SILENCE La médiatisation des crimes sexuels dont sont victimes les enfants (c’est-à-dire leur recensement, leur analyse
et leur dénonciation dans l’espace public) a longtemps été vouée à une grande discrétion, pour ne pas dire au silence quasi total. Presque totalement absent dans la presse politique (_Le
Journal des débats_, _Le Temps_…) comme dans la presse populaire au long du XIXe siècle — sur le modèle de _La Presse_, celle-ci se développe à partir de 1836 —, le sujet n’opère qu’une
brève percée dans le dernier quart du siècle. Au cours des années 1880, il trouve en effet une sorte de « niche écologique » dans la dénonciation des mauvais traitements. La prise en compte
de cette criminalité s’inscrit dans un contexte plus général de réflexion sur le statut de l’enfant dans la société. Les enquêtes sur le travail des mineurs se multiplient et une nouvelle
législation à destination des enfants assistés se développe. L’acuité de la question sociale conduit les hygiénistes et les philanthropes soucieux de sédentariser, identifier, éduquer,
moraliser les classes dangereuses à des fins de pacification sociale, à se préoccuper du sauvetage moral d’une enfance ouvrière menacée par les bouleversements impulsés par la révolution
industrielle. Les sévices infligés aux enfants deviennent l’un des enjeux de la politique familiale de la IIIe République. Des lois de protection de l’enfance sont votées en 1889 et 1898,
tandis que les premières associations de défense de la famille voient le jour au cours de la première décennie du XXe siècle. Si la presse s’intéresse à la question, c’est davantage en
raison d’un climat politique et moral nouveau que parce qu’elle prend en compte la réalité judiciaire du crime. Il y a déjà plus de vingt ans que les dénonciations affluent et que les cours
d’assises sont submergées par le nombre d’affaires. Les journaux enregistrent donc davantage une indignation qui va croissant, une forme nouvelle d’intolérance à ces violences. > Les
journaux enregistrent une forme nouvelle d’intolérance à ces > violences En outre, les violences exercées sur les enfants peuvent constituer un outil politique commode, ainsi qu’en
atteste la campagne anticléricale orchestrée par certains titres autour de la dénonciation des « satyres en soutane ». Ce faisant, _Le Petit Parisien_, fer de lance de cette dénonciation,
renonce à la neutralité de l’information, transformant la dénonciation des violences sexuelles sur mineur en instrument d’une entreprise argumentaire idéologique. Mais il détourne également
l’attention de la réalité de ces violences et de leurs conséquences pour les individus concernés. Le demi-siècle compris entre 1920 et 1970 est caractérisé par le reflux quantitatif de ces
récits : la question perd ainsi toute visibilité et toute résonance sociale, les rares articles publiés concernent pour l’essentiel des procès rapidement rapportés. APRÈS MAI 68, DU FAIT
DIVERS AU DÉBAT DE SOCIÉTÉ C’est dans le sillage de Mai 68 que les crimes sexuels commis sur les enfants opèrent leur retour dans les médias sous le vocable de pédophilie. La révolution
sexuelle de Mai 68 a libéré la parole et les corps. La presse et la radio explorent les secrets de l’intimité, dénonçant les tabous, interrogeant les sexualités dites alternatives et donnant
la parole à une revendication nouvelle portée par ceux qui se prétendent amoureux des enfants : les pédophiles. Les polémiques qui traversent alors la presse écrite opposent nettement les
titres proches de la gauche ou du gauchisme tels _Libération_ — et dans une moindre mesure _Le Monde_ et _Le Nouvel Observateur_ — et la presse conservatrice et/ou d’extrême droite comme
_France-Soir_ ou _Minute_. Elles ne sont pas sans mérite médiatique puisqu’elles permettent, en donnant un nom au rapport sexuel entre un mineur et un adulte, d’attirer l’attention sur ce
qui, aux yeux du code pénal, est un crime depuis 1810, et le reste. La plaidoirie est portée par quelques intellectuels ayant colonne ouverte à _Libération_, tels Gabriel Matzneff ou Tony
Duvert et rassemble, autour de pétitions adressées à l’institution judiciaire, tous ceux qui interrogent la logique de la répression pénale en matière de sexualité. L’argumentation des
défenseurs de la pédophilie tient en quelques mots : « les mineurs ont droit au désir ». Dans cette idée, les poursuites exercées contre leurs séducteurs sont injustes puisqu’il n’y a dans
ces relations ni violence, ni menace, ni contrainte. La grande nouveauté dans cet argumentaire est la place inédite faite à l’enfant. Non que l’on lui donne la parole, puisque les uns et les
autres continuent de parler en son nom, mais parce qu’il est placé au centre du débat et que l’on discute de la notion de consentement. Pourquoi les enfants cèdent-ils ?, s’interroge
_France-Soir_, qui répond : parce qu’ils sont fragiles et manipulables. À quoi les défenseurs de la pédophilie rétorquent, via _Libération_ ou _Le Monde_, que c’est simplement parce qu’ils
aiment cela. En 1979, à la faveur de l’affaire de Saint-Ouen et de la découverte de la mise en circulation de photos et films au sein de revues étrangères, _France-Soir_ est un des premiers
titres de presse à pointer la vulnérabilité sociale de certains de ces enfants « consentants ». Issus de familles très modestes, et souvent immigrées, ils résistent difficilement à la
tentation d’avoir quelques dizaines de francs en main. Pour la première fois, c’est la dimension commerciale ou potentiellement commerciale que recèle la sexualité avec des enfants qui est
mise en avant. > Les journaux ont opéré un véritable retournement qui n’est pas > purement médiatique En portant la revendication pédophile dans l’espace public, les journaux ont opéré
un véritable retournement qui n’est pas purement médiatique : l’abus sexuel sur enfant est exhumé de la rubrique des faits divers et entre dans celle des débats de société. DEPUIS LE MILIEU
DES ANNÉES 1980, UNE CONDAMNATION GÉNÉRALISÉE PORTÉE PAR LA TV Le tournant du milieu des années 1980 marque le quatrième moment de cette histoire qui voit la question envahir l’espace
public, assortie d’une condamnation généralisée de cette pratique, qu’elle soit accompagnée de violences ou non. Les affrontements très idéologiques de la décennie précédente refluent au
profit d’un nouveau discours de révélation et de condamnation. Le coup d’envoi est donné par trois émissions importantes. En 1986, avec les _Dossiers de l’écran_, Alain Gérôme donne
directement et conjointement la parole à trois femmes adultes victimes de pères ou de frères incestueux parmi lesquelles Eva Thomas, qui vient de publier _Le viol du silence_. En mars 1989,
l’émission de François de Closets, _Médiations_, est consacrée, aux « abus sexuels sur les enfants »1. Diffusée à une heure tardive, elle a pour objectif de « briser le silence » qui entoure
cette question et sera suivie d’une série de mesures prises par le secrétariat d’État chargé de la famille et en juillet 1989 par le vote d’une loi de protection de l’enfance portant le
délai de prescription à dix ans après la majorité des victimes. Enfin, en avril 1995, un numéro spécial de _Bas les masques_ de Mireille Dumas, intitulé « L’enfance violée », est diffusé
cette fois à une heure de grande écoute2. La télévision s’est donc emparée véritablement et durablement du sujet. Le temps n’est plus aux ambivalences et aux réserves des décennies et même
des siècles précédents. L’absolue nouveauté des _Dossiers de l’écran_, comme de _Médiations_ puis de _Bas les Masques_, est que, pour la première fois, on y entend et on y voit les victimes,
ces enfants — à _Bas les Masques_, il s’agit de garçons — à qui l’on n’ose plus demander s’ils étaient consentants ou non, qui disent sans équivoque leur souffrance. Le revirement de
2004-2005 (les deux procès d’Outreau) et la prise de conscience des excès auxquels expose l’entrelacement d’une suspicion quasi généralisée à l’égard des adultes et d’une foi
inconditionnelle dans le diagnostic des experts et la parole des enfants, perturbe quelque peu cette évolution. Et entame, dans la pratique judiciaire au moins, la confiance dans la parole
des enfants. Il n’empêche que, désormais « socialisé », l’abus sexuel est, l’année suivante, l’objet d’une intense mobilisation des médias autour de l’affaire Dutroux, au prix, du reste,
d’une confusion médiatique durable entre tueur d’enfant et pédophile. CE QUE LES MÉDIAS ONT FAIT À LA « PÉDOPHILIE » La manière dont les médias ont traité de cette question pointe, dans le
temps long, leur rôle dans la fabrique des questions sociales et les interactions existant entre le régime des sensibilités propre à une époque et le discours médiatique. En révélant dans
les années 1970 une réalité longtemps occultée, les médias ont transformé le fait divers individuel en fait de société qui intéresse la collectivité. La découverte de l’existence d’un marché
pédophile et de réseaux internationaux à cette époque, ses prolongements dans les années 1990, a également contribué à ce passage du particulier au général. En investissant les pages Débats
et le courrier des lecteurs de la presse, les émissions magazines de la radio et de la télévision à des heures de grande écoute, le fait divers est devenu un phénomène social. Mais l’ordre
médiatique n’a pas seulement imposé sa loi en trouvant les mots et les images pour dire la réalité du crime sexuel. Il a aussi, en convoquant les protagonistes de l’affaire et en invitant
les experts à se prononcer, transformé profondément leur physionomie. Les plaignants et plaignantes judiciaires sont devenus victimes, statut plus flou en un sens mais offrant infiniment
plus de prise à la compassion des lecteurs, des auditeurs et des téléspectateurs puisqu’il leur permet de s’identifier aux protagonistes du drame. Via la place éminente qu’occupent désormais
psychanalystes et psychiatres, les médias ont également favorisé l’avènement d’une société nouvelle, celle des « sujets sensibles »3, sujets souffrants, qui font entendre leur voix au
singulier comme au pluriel. En outre, les termes de cette « révélation » ont profondément transformé l’objet. Avec l’usage massif du terme « pédophilie », dont témoigne tout près de nous
encore l’affaire Matzneff, c’est une vision médicale, psychiatrique de la chose qui semble désormais dominer dans les médias (et au sein de l’appareil judiciaire). Le pédophile est peut-être
criminel, mais il est surtout un malade, un être soumis au diktat de pulsions perverses, par cela même dangereux. On comprend dès lors pourquoi les médias se sont faiblement indignés de la
loi de rétention de sûreté de 2008 qui répond aux attentes sécuritaires du XXIe siècle. * 1 Médiations, le 27 mars 1989, à 22h13. * 2 Bas les Masques, « L’Enfance violée », le 26 avril 1995,
à 20h58. * 3 Et ce sera justice. Punir en démocratie, Odile Jacob, 2001.