Dans les groupes whatsapp des ministères : « je vous préviens, ça va être déceptif »

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© Illustration : Johanne Licard C’est un héritage de la crise sanitaire : plusieurs cabinets ministériels communiquent avec les journalistes chargés de les suivre à travers des groupes


WhatsApp. Un détail ? Non : ça change tout. Thibaut Schepman Publié le 28 août 2023 La scène se déroule début octobre 2022, dans un groupe WhatsApp réunissant l’équipe de communication du


ministre du Travail et plus de 200 journalistes. À cette époque démarre l’événement qui va occuper une grande partie de l’actu des mois qui vont suivre : la réforme des retraites.


L'automne doit être consacré à la _« concertation »_, à commencer par des rencontres rue de Grenelle entre représentants des syndicats et des organisations patronales. À la veille de la


première de ces rencontres, le 5 octobre, l’un des responsables de la com’ d’Olivier Dussopt annonce au groupe WhatsApp une mauvaise nouvelle : l’événement ne sera pas ouvert à la presse.


Les journalistes ne seront pas autorisés à entrer dans la cour du ministère pour échanger avec les différents participants. Plusieurs journalistes marquent leur désapprobation. Pour eux,


cette décision revient à les faire attendre _« sur le trottoir »_ la sortie des parties prenantes pour d’éventuelles interviews. Le ton monte un peu, une journaliste dénonce des conditions


de travail _« pénibles »_, une autre interroge : _« Qu’est-ce qui vous empêche de l’ouvrir [la cour], sinon de rendre le travail des journalistes difficile ? »_ La discussion va même


dégénérer quand les journalistes vont réaliser qu’ils sont conviés, à l’heure de la fin de la concertation et par le même communiquant du ministère, à un _« brief off par téléphone »_. OFF


En novlangue ministérielle, le _« brief off » _désigne de petites réunions informelles permettant de diffuser à un cercle restreint de journalistes et en amont d’un événement à la fois des


_« éléments de langage »_ et un _« cadrage sur la philosophie globale d’un projet »_, nous explique un journaliste politique aguerri. Les journalistes qui s’y rendent espèrent aussi en_ « 


tirer quelques infos sous embargo »_, c’est-à-dire avant qu'elles ne soient diffusées par communiqué de presse. En choisissant cet horaire, le communicant d’Olivier Dussopt a contraint


les journalistes à choisir entre assister à ce _« brief off »_ et tenter leur chance sur le trottoir rue de Grenelle. _« Si vous vouliez gêner la parole des syndicats et entraver le travail


des journalistes, vous ne pouviez pas faire mieux »_, tacle une consœur. Le communicant se montre intraitable : _« Certains messages ici dépassent vraiment ce qui est acceptable. »_ Selon


plusieurs témoins, la hache de guerre a depuis été enterrée. Mais l’épisode est très révélateur. Un événement déterminant qui s’achève sans conférence de presse ni sans un temps d’interviews


dignes de ce nom, un _« brief off » _à fort enjeu proposé uniquement par téléphone et sur un créneau mal adapté tandis que des notifications WhatsApp tombent à longueur de journée... Ces


couacs sont des héritages de la crise sanitaire et auraient été inenvisageables avant elle. Dès avril 2021, une tribune signée par treize associations de journalistes s’inquiétait de la


pérennisation de certaines habitudes prises depuis début 2020 et dénonçait des_ « restrictions à la liberté d’informer »_. LANGUE DE BOIS Les boucles les plus fréquemment utilisées sont


celles qu'animent les équipes de Bruno Le Maire (ministre de l'Economie), Olivier Dussopt (ministre du Travail), Agnès Pannier-Runacher (ministre de la Transition énergétique) et


Christophe Béchu (ministre de la Transition écologique). La communication du cabinet de ce dernier ministère reste ainsi _« très verrouillée »_, selon le fondateur du média spécialisé


_Déchets infos_, Olivier Guichardaz. Il décrit son ennui face aux _« brief off » _téléphoniques qui ont remplacé les conférences de presse : _« On pose nos questions à des conseillers en


amont sur WhatsApp. On ne peut pas relancer ou rebondir si on nous fait de la langue de bois. Ils nous racontent ce qu'ils veulent et on se débrouille avec ça. »_ À ses yeux, la crise


sanitaire n’a fait qu’aggraver une situation déjà problématique. Un journaliste politique en agence de presse confirme : _« Depuis 2017, il y a une volonté très nette de couper l’accès


physique de la presse aux conseillers ministériels. Cet objectif a été totalement atteint depuis 2020, maintenant tout est encadré, tout est à distance. On ne croise plus personne entre deux


portes, on ne glisse plus notre carte dans l’espoir de discussions futures. La com’ décide quand et comment on peut parler aux conseillers, il lui suffit pour ça d’un seul message à tout un


groupe WhatsApp. »_ WhatsApp, encore. L’app de messagerie instantanée cristallise beaucoup de tensions. Les notifications de ces fils ministériels font partie de la vie de ces journalistes


et peuvent envahir leurs soirées et leurs jours de repos, au même titre que Twitter ou leur boîte mail pro. Avec quelques spécificités qui donnent des anecdotes amusantes, comme cette


consœur dont la fille a emprunté le téléphone et envoyé un selfie accompagné d'émojis licorne à la boucle consacrée aux actualités de Christophe Béchu, le ministre de la Transition


écologique. QUESTIONS-RÉPONSES Ces groupes ont parfois été le théâtre de grands moments de transparence politique, qui détonnent avec la situation actuelle. Ce fut le cas dans la boucle


WhatsApp du ministère du Travail en mars 2020. À l’époque, témoigne un journaliste, elle permettait d’avoir _« de vraies infos » _avec _« une très grande réactivité »_. Elle avait été créée


par Antoine Foucher, alors directeur de cabinet de Muriel Pénicaud. _« Des décrets et des ordonnances sortaient en permanence. On avait besoin en temps réel d'informer les journalistes,


_retrace-t-il. _On a fait une boucle et on a dit : _"Presque tous les jours, la dircom’ et moi, on vous fera une demie-heure de questions-réponses par écrit en direct sur


WhatsApp."_ »_ L’ancien directeur général adjoint du Medef estime qu’une forme de confiance régnait : _« Il fallait que le pays tienne. Chacun devait jouer le jeu pour l’intérêt


général. Moi je ne pipeautais pas, j’étais cash, eux ne cherchaient pas à nous coincer. » _S’il n’a pas suivi depuis son départ du ministère le fonctionnement de ces groupes WhatsApp, il


concède : _« C’est sûr que si les boucles et les briefs off servent juste à réciter les EDL _[éléments de langage, NDLR]_, et pas à donner de l'info, j'imagine que c'est


frustrant. »_ Malgré tout, WhatsApp reste pratique. Ces groupes de messagerie peuvent être un lieu de revendication, on l’a vu. Il est aussi intéressant et utile d’y lire les questions


posées par les confrères et consœurs et les réponses qui leur sont apportées ou non. Le journaliste politique d’agence cité plus haut apprécie de recevoir via WhatsApp les enregistrements


des _« micro tendus » _des ministres lors de déplacements où lui-même n’est pas présent. Un autre journaliste traitant de façon large l’actualité économique et sociale pour un grand groupe


audiovisuel estime qu’il lui serait difficile d’être aussi bien informé sans suivre les groupes WhatsApp de plusieurs ministères : _« Je suis dans au moins quatre boucles. Toute la journée,


je jette un œil aux notifications. Ça me permet de suivre tous leurs événements d’un coup et à un seul endroit. »_ Rédactrice en chef à l’agence de presse AEF info, la journaliste Lucie


Prusak reconnaît même un mérite aux _« briefs off » _désormais réalisés par téléphone et tant décriés par ses confrères et consœurs : ils permettent en théorie un égal accès aux


informations, ce qui est par ailleurs l’un des combats portés par l’Association des journalistes d’information sociale (AJIS) dont elle est présidente. Ce n’est pas toujours vrai. Un autre


journaliste a découvert, quelques heures après un _« brief off »_ long et ennuyeux, qu’un grand quotidien national avait été informé en exclusivité des mesures qui ne devaient être annoncées


que le lendemain. RYTHME Surtout, Lucie Prusak décrypte la manière dont les communicants ont un peu plus pris la main sur le rythme de l’actualité grâce à ces rendez-vous : _« Les briefs,


au départ, c’est fait pour des projets de loi, des plans contenant de nombreuses mesures ou des moments politiques importants. Aujourd’hui, c'est devenu systématique. Dès qu'il y a


un événement ou une annonce, en amont, il y a un brief. On est souvent prévenus assez tardivement, mais on se sent obligé d'y aller pour ne rien rater. »_ Les communicants ne se


cachent pas de donner peu de _« biscuit » _aux journalistes. Mercredi 28 juin, un _« brief off »_ réalisé en visioconférence et mené par un conseiller du ministère de l’Agriculture


commençait à peu près par ces mots : _« Je vous préviens, ça va être déceptif. Nous n’avons pas vraiment d’annonces à vous donner mais plutôt un calendrier des annonces à venir. »_ Les


journalistes sont tout de même sagement et fidèlement présents aux rendez-vous, quitte à devoir produire des _« avant-papiers »_ au contenu assez creux. Un journaliste se sent pris au piège 


: _« Parfois, on a juste de quoi annoncer qu’un ministre va annoncer quelque chose. En sachant que le lendemain, on fera un nouveau papier avec les vraies annonces du ministre, on se


retrouve à écrire deux fois au lieu d’une sur leurs annonces. »_ Ces communicants ont-ils conscience des dérives et déboires dénoncés par les journalistes ? Vont-ils revenir sur une partie


de ces pratiques, en organisant par exemple à nouveau plus de conférences de presse ? Aucun des six conseillers ministériels chargés de la communication et autres attachés de presse que nous


avons contactés ne nous a répondu. Lors du déplacement d’Emmanuel Macron à Marseille fin juin, des journalistes présents sur place mais tenus à l’écart par la technique dite du pool — qui


réserve l’accès au président à un petit groupe de journalistes notamment pour des raisons de sécurité — ont raconté devoir écrire leurs papiers à partir de citations rapportées par des


confrères. Elles étaient transmises via une boucle WhatsApp.