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Femme, journaliste et s’intéressant au thème des migrations : Julia Montfort cochait toutes les cases pour être victime de cyberharcèlement, mais n’en attendait pas tant. © Illustration :
Palm illustrations Julia Montfort est spécialisée dans les sujets liés aux droits humains et aux migrations. Elle dénonce aujourd’hui les vagues de haine en ligne qu’elle a subies en 2019,
après la publication d’une websérie documentaire. Marie Deshayes Publié le 27 janvier 2025 Julia Montfort est journaliste depuis dix-huit ans, principalement pour la télévision. Victime
d’une vague de cyberharcèlement après la diffusion d’une série documentaire en ligne, en 2019, elle décide aujourd’hui de témoigner, afin que d’autres victimes soient soutenues et qu’une
prise de conscience puisse intervenir. Mais s’inquiète du virage vers la fin du fact-checking et de la modération annoncée début janvier par le groupe Meta, dans les pas du X d’Elon Musk.
_QUEL A ÉTÉ LE POINT DE DÉPART DU CYBERHARCÈLEMENT QUE VOUS AVEZ SUBI ?_ JULIA MONTFORT : En 2019, je mets en ligne le premier épisode d’une websérie documentaire, « Carnets de Solidarité »,
consacrée à l’hospitalité citoyenne à l’égard des personnes exilées en France. Je parle à la première personne et je raconte pourquoi j’ai accueilli sous mon toit un jeune exilé tchadien,
Abdelhaq : cette expérience m’a, au fil du temps, paru être une histoire personnelle qui pourrait avoir un caractère universel et permettre de donner des images et des représentations de
cette rencontre entre citoyens français et « migrants ». J’opte ainsi pour un parti pris qui est peu banal dans l’approche journalistique : pour une fois, j’ai raconté l’intime. _Télérama_
consacre un article à mon travail. Mais le journal doit fermer les commentaires. Je comprends que le site d’extrême droite Fdesouche a repris l’article de _Télérama _puis que des appels au
harcèlement ont été lancés sur un forum de jeux vidéo. Résultat immédiat : torrent de haine sur ma chaîne. Insultes sexistes, menaces de mort, insultes racistes à l’égard du protagoniste
exilé présent dans le documentaire. Il y a eu 300 messages le premier soir et le lendemain, c’était plus de 1 000. Exemples : _« Ordure. Tu vas le payer. » « Ta vidéo c’est dla merde (sic)
sale collabo et en plus tu censures les commentaires, les journalopes toujours autant d’objectivité. La roue tourne on t’aura ! »_ J’ai vraiment eu l’impression que les agresseurs étaient à
ma porte. Sur YouTube, leurs « pouces en bas » ont eu pour effet de rendre invisibles ma chaîne et mon épisode 1. Plus personne ne découvrait par hasard mon travail, ce qui va à l’encontre
du fonctionnement algorithmique de la plateforme. En parallèle, la boîte mail du projet a été piratée. J’ai été inscrite sur un site de rencontres entre musulmans… _VOUS ÉTIEZ-VOUS PRÉPARÉE
À CE GENRE DE RÉACTIONS ?_ Je m’attendais à ce que ce soit difficile, mais pas à ce point-là. Je ne m’attendais pas à ces assauts ultra-organisés, en escadrilles. Le premier jour, c’était
des messages de France, de Suisse, de Belgique, puis le lendemain du Japon, des États-Unis… J’ai compris par la suite que la plupart utilisaient des VPN, basés aux États-Unis, les protégeant
de poursuites éventuelles et leur offrant une totale impunité dans leurs propos au nom du _free speech__ _américain. _COMMENT AVEZ-VOUS ESSAYÉ DE VOUS PROTÉGER ?_ Journaliste free-lance,
j’ai frappé à la porte de la Fondation des Femmes. Elle m’a défendue pro bono, gratuitement. Il y a eu deux plaintes déposées. Il a fallu que les avocates qualifient juridiquement chaque mot
d’insulte. Avec parfois, dans une même phrase, deux ou trois qualifications pénales. C’était un boulot monumental. J’ai également compris la difficulté de se défendre en tant qu’indépendant
— c’est sans doute plus facile lorsqu’on a un média derrière nous. Cela coûte cher de faire certifier les menaces par huissier à chaque fois qu’elles pleuvent en ligne : 400 euros.
Multiplié par combien ? Je n’en avais pas les moyens. J’ai découvert qu’il fallait aussi déposer une consignation le temps de l’enquête (2 800 euros au total), basée sur les revenus du
couple. J’ai fait des signalements à la plateforme Pharos mais je n’ai jamais eu de retour. Je me suis vraiment sentie très, très seule. Le temps passant, je me disais : à quoi bon ? Est-ce
qu’on va réussir à en attraper ne serait-ce qu’un ? J’étais vraiment découragée. > « On minimise les ravages psychologiques de ces assauts » Ce point-là n’a pas changé aujourd’hui :
lorsque vous êtes femme reporter et que ce torrent de haine arrive, vous êtes dans une grande solitude, une grande vulnérabilité, et ça, on ne peut pas s’y préparer. La Fondation des femmes
m’avait dit : _« Ce que tu vis est très violent, on est avec toi. »_ Entendre ces paroles de soutien a été vraiment réparateur. On minimise les ravages psychologiques de ces assauts parce
qu’ils sont « virtuels ». Pour se protéger, je pense qu’il faut se créer un réseau. J’ai rejoint depuis le collectif Désinfox Migrations, qui a pour but de permettre aux journalistes
d’informer sans déformer sur les migrations et de contrer la propagation de la désinformation sur cette thématique qui domine l’actualité. _QUELLES ONT ÉTÉ LES CONSÉQUENCES DE LA CAMPAGNE DE
HARCÈLEMENT QUE VOUS AVEZ SUBIE, SUR LE MOMENT ET À PLUS LONG TERME ?_ Mon but n’était pas d’apparaître à l’image tout le long de la série documentaire, mais je me suis littéralement
effacée. Je ne suis pas réapparue devant la caméra, à part à la télévision, lorsqu’on cherchait des journalistes pour intervenir sur ce sujet. Et à nouveau, je recevais des messages sur
Facebook, Twitter, Instagram, à chaque fois que j’ouvrais la bouche pour parler de migration. J’ai été très stressée. Ça va mieux, mais j’ai quand même développé une espèce de crainte,
d’anxiété vis-à-vis de ces réseaux. En allumant mon téléphone, je savais que j’allais recevoir des messages, des insultes. Je m’en sers beaucoup de mon téléphone, je suis journaliste. Je me
disais que c’était quand même dingue que je sois obligée de me retirer de ces plateformes pour m’en protéger. Il y a un côté injuste : ce sont les harceleurs qui gagnent, ils m’empêchent
d’accéder à des réseaux sur lesquels je m’informe et dont je me sers. Et ils sont dans l’impunité totale. > « Ils sont des milliers à vouloir nous faire taire » Il faudrait que ces
harcèlements puissent être reconnus comme des accidents du travail. Ça viendrait matérialiser les répercussions que cela a sur notre vie, notre santé. J’ai produit tout ce travail de manière
totalement indépendante, via un financement participatif et en dehors du circuit de la télévision. Je n’avais pas d’équipe autour de moi pour assurer un certain cordon sanitaire et me
protéger. Je n’ai pas pris d’arrêt de travail. Personne n’aide réellement les victimes à comprendre qu’elles doivent prendre recul. Or, il faudrait de la sensibilisation à ce sujet, de
l’écoute et de l’accompagnement. J’ai cru pouvoir gérer et continuer presque comme si de rien était. Mais peu à peu, j’ai réalisé que je ne parvenais plus à produire d’épisodes. Je me suis
tue un certain temps, pour me remettre. Et c’est ce qui me révolte. Ils sont des milliers à vouloir nous faire taire. Aujourd’hui, je publie moins, parce que cette expérience m’a fatiguée.
Mais j’ai envie de continuer malgré tout. Je pense qu’il faut raconter ces histoires d’intégration, d’accueil, de rencontres entre les citoyens et ces personnes qu’on diabolise alors qu’il
faut les ramener à leur statut d’humains. Il faut continuer de résister aux thèmes et au narratif de l’extrême droite qui entraînent la haine et déstabilisent la démocratie, comme le dit le
dernier livre de Salomé Saqué, _Résister _[publié aux éditions Payot, comme le livre de Julia Montfort, _Carnets de solidarité_, NDLR]. Pour couvrir en tant que journaliste ces questions qui
touchent aux discriminations, à l’immigration, à l’extrême droite, il faut être sacrément aventurier ou aventurière. _COMMENT ONT ABOUTI VOS DÉMARCHES JURIDIQUES ?_ Le juge d’instruction a
d’abord rendu une ordonnance de non-lieu partiel concernant les infractions de provocation à la violence et à la haine en raison de l’origine ou du sexe. Cette ordonnance suivait a priori la
logique des textes qui n’autorise pas une partie civile à déposer plainte pour ces infractions-là (seul le procureur peut le faire). Le reste de la plainte restait valide. Il m’est alors
conseillé, parallèlement à cette plainte avec constitution de partie civile, de déposer une plainte simple devant le procureur sur le harcèlement moral en ligne à raison du sexe, qui
reprendrait l’ensemble des faits. Or pour qu’une telle plainte soit instruite, il était fortement conseillé de procéder à un constat d’huissier des commentaires litigieux. Lorsque j’ai voulu
le faire, l’ensemble des commentaires litigieux épluchés par mes avocates avaient disparu de la plateforme. Mes demandes d’accès à Google sont restées lettre morte. > « Je suis noyée
dans les méandres de ces procédures » J’apprends qu’un non-lieu est prononcé en janvier 2022, un an et demi après le dépôt de plainte avec constitution de partie civile. Il y est expliqué
que les enquêteurs français ont pris attache avec les enquêteurs américains (parce que des harceleurs avaient leur adresse IP aux États-Unis), et qu’en vertu des lois américaines telles que
_Freedom of speech_, on ne pouvait pas aller plus loin. Je suis alors totalement abattue et noyée dans les méandres de ces procédures et la difficulté à faire reconnaître les agressions par
la justice. Je m’excuse alors auprès des avocates : je décide d’abandonner les poursuites. À quoi bon ? _VOUS AVEZ CHOISI DE TRAVAILLER PRINCIPALEMENT POUR LA TÉLÉVISION. POURQUOI CE MÉDIA
VOUS ATTIRE-T-IL ? QU’APPORTE-T-IL DE PLUS QUE LES AUTRES ?_ J’ai toujours aimé filmer, documenter ce dont je suis témoin. Après le bac, j’ai fait un échange aux États-Unis ; je suis tombée
dans une famille au fin fond de l’Indiana où je devais vivre un an. Ils étaient pro-Bush, très croyants… Je me suis dit que si j’avais eu une caméra, j’aurais pu raconter ce que je voyais !
À mon retour, je suis entrée dans une école de journalisme, j’ai suivi la spécialité journaliste reporter d’images (JRI). Au-delà de l’information, j’aime les émotions qu’on réussit à
retranscrire en vidéo. C’est pour ça que j’ai opté pour la vidéo pour parler de migration. _QUAND ON SE MONTRE FACE CAMÉRA, IL Y A QUELQUE CHOSE DE L’ORDRE DE LA CONFIANCE EN SOI QUI SE
JOUE, QUAND SON CORPS, SA GESTUELLE, SA VOIX… SONT AINSI MISES EN AVANT. EST-CE QUELQUE CHOSE QUE VOUS APPRÉHENDIEZ ?_ Le fait de parler face caméra, c’est vraiment venu pour ce projet-là.
J’ai accueilli ce demandeur d’asile chez moi et, la première nuit, je me suis sentie vulnérable. C’est un homme, je suis une femme, mais il y avait aussi cette crainte de l’autre, de
l’étranger, que tout le monde véhicule, médiatiquement ou politiquement. Cette crainte explique peut-être l’élan de rejet, de haine à l’égard de l’autre, de l’étranger. Donc, je me suis dit
: montre-toi, viens dire ce que tu as ressenti. Peut-être que d’autres vont se reconnaître. Et c’est pour ça que ce projet a pris. C’est parce que beaucoup de gens se sont reconnus. > «
Je ne regrette pas d’avoir réalisé cette série > documentaire » On peut avoir une crainte de l’inconnu, mais ensuite, comment on la surmonte ? Ce n’est pas rien d’accueillir un exilé chez
soi, ça n’a rien d’évident. Alors oui, je prends le micro, mais pour le tendre ensuite à Abdelhaq, à d’autres exilés et citoyens qu’on ne voit pas en plateau télé. Avant de me décider à
intervenir face caméra, je pense que j’ai mis un an. En plus, à l’époque, en hébergeant un sans-papiers, on risquait 30 000 euros d’amende et cinq ans d’emprisonnement. J’ai beaucoup hésité.
Puis, je me suis dit « ça suffit, il faut contrebalancer les discours de haine ambiants à ce sujet. » _EN SACHANT TOUT ÇA, LE REFERIEZ-VOUS AUJOURD’HUI, OU LE FERIEZ-VOUS DIFFÉREMMENT ?_
Cette expérience a aussi eu pour effet d’ancrer ce projet dans la vie réelle. J’en suis à 72 projections-débats, les deux tiers dans des écoles et collèges. Si je n’avais pas été attaquée,
je n’en aurais pas fait autant. Je fais également de l’éducation aux médias et à l’information. Pour les jeunes qui naissent avec les réseaux sociaux, il est encore utile de faire de la
sensibilisation, de raconter les répercussions sur la personne qui est derrière l’écran. Je me détache davantage des réseaux et je retrouve la vie réelle pour dialoguer avec les citoyens
autrement que sur ces plateformes. Elles sont très utiles, mais charrient tellement de haine que j’ai été contrainte de prendre mes distances. Je ne regrette pas d’avoir réalisé cette série
documentaire et je le referais probablement, en me protégeant davantage. Oui, je le referais, mais ça me coûte de le dire. _QUE VOUS INSPIRENT LES __RÉCENTES ANNONCES DE MARK ZUCKERBERG__,
DONT LE GROUPE META (FACEBOOK, INSTAGRAM, THREADS…) VIENT D’ALLÉGER SA POLITIQUE DE MODÉRATION ?_ Le tournant Meta laisse présager le pire. Je repense à cet employé de Youtube France qui
m’avait avoué son impuissance face aux attaques dont j’étais victime. _« C’est Google USA qui décide de tout. »_ Il m’avait juste conseillé de modérer les commentaires en bannissant des
mots-clés… Les géants du web n’ont jamais eu l’intention d’agir contre la désinformation et la violence en ligne. Au nom de la liberté d’expression, ils permettent aux fausses informations
et opinions mensongères d’être au même niveau que les faits. Ces plateformes sont à considérer aujourd’hui comme des États virtuels, sans foi ni loi. La France, l’Europe doivent
immédiatement prendre la mesure des dangers auxquels sont exposés les citoyens. Après avoir quitté X à l’automne, je quitte également Facebook et Instagram pour démarrer sur BlueSky,
considéré comme plus éthique. Je tourne le dos à un énorme potentiel en termes de communication autour de mon travail. Et je pense sincèrement qu’il faut urgemment expliquer aux citoyens
pourquoi il est nécessaire de ne plus cautionner l’immoralité de ces réseaux sociaux. Mais aussi permettre d’éduquer aux bonnes pratiques en matière de détection de fausses informations dans
le but d’éviter leur propagation. CYBERHARCÈLEMENT : QUE DIT LA LOI ? La législation européenne oblige les plateformes à adapter leurs mécanismes de transparence et modération. Texte phare,
adopté en 2022 et en vigueur depuis février 2024 : le _Digital Service Act _(DSA), ou Règlement sur les services numériques (RSN), en français. Il contraint notamment les plateformes à
mettre au point leurs mécanismes de signalement et le traitement interne des réclamations. Il sanctionne financièrement le non-respect des obligations qu’elle contient par des amendes
prononcées par la Commission européenne d’un montant maximum de 6 % du chiffre d’affaires mondial annuel des plateformes concernées. Il contient aussi un code de conduite, désormais
renforcé, auquel YouTube a adhéré le 21 janvier 2025 (au côté de 11 autres plateformes), selon lequel les plateformes s’engagent à faire tout leur possible pour examiner au moins deux tiers
des contenus signalés comme problématiques par les utilisateurs dans un délai de 24 heures. Une partie de ces dispositions s’appliquait en France avant février 2024, à travers la loi du 24
août 2021 confortant le respect des principes de la République, qui anticipait l’entrée en vigueur du DSA, ou d’autres lois promulguées depuis 2020. Mais ces textes n’ont pas empêché, pour
le moment, que surviennent d’autres vagues de cyberharcèlement comme celle qu’a subie Julia Montfort : citons le cas récent de la journaliste du _Monde _Ivanne Trippenbach — le journal a
porté plainte — ou de la streameuse Ultia. L’étude menée par l’Unesco et le Centre international des journalistes (ICFJ) montre que près des trois quarts (73 %) des journalistes femmes
disent avoir connu de la violence en ligne en lien avec leur travail.