Facebook confirme sa transformation en plateforme média

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© Crédits photo : JUSTIN SULLIVAN / AFP. En annonçant coup sur coup le lancement d’un onglet consacré à l’actualité avec des journalistes dédiés, « News », et la production par trois médias


français d’émissions et contenus vidéos pour Watch, Facebook signifie un peu plus au monde qu’il est devenu un média. Sans forcément le reconnaître ? Nathalie Pignard-Cheynel Publié le 17


septembre 2019 En l’espace de quelques jours, Facebook a communiqué deux annonces importantes relatives à son offre de contenus informationnels et médiatiques. La première concerne le


lancement (aux États-Unis pour commencer) d’un onglet « News », sur lequel seront proposés des contenus informationnels « de confiance », c’est-à-dire provenant de sources soigneusement


sélectionnées. Un choix effectué par un algorithme, mais également par une équipe de journalistes expérimentés. Facebook rejoint ainsi la liste des infomédiaires qui dédient une partie de


leur plateforme uniquement à la diffusion de contenus médiatiques, comme le proposent Google depuis longtemps (avec Google News et Actualités), Snapchat (dont la première version de Discover


était réservée exclusivement à un petit nombre de médias), ou encore Apple (avec Apple News). La seconde annonce est française : trois médias — _Le Monde_, BFM TV et Brut — vont produire


des émissions et des contenus vidéo spécifiquement pour l’onglet Watch de Facebook. Lancé en juin 2018, Watch se veut être un concurrent de YouTube et des plateformes de streaming comme


Netflix ou Amazon Prime. À ce jour, il n’a toutefois pas rencontré le succès escompté, et, depuis plusieurs mois, Facebook négocie des partenariats avec des médias américains (ABC News, CNN,


Fox News, etc.) pour enrichir son catalogue. L’extension de cette politique de développement dans l’ère francophone est donc en cours. UNE ATTITUDE CHANGEANTE ENVERS LES MÉDIAS Après le


revirement de janvier 2018, suite auquel le contenu des médias et des marques a été minimisé au profit des interactions sociales — au grand dam de nombreux éditeurs habitués à compter sur


des parts d’audience non négligeables en provenance du réseau social —, Facebook semble opérer, depuis quelques mois, un retour en faveur des contenus informationnels. La plateforme suit


ainsi le mouvement des pratiques des utilisateurs, qui continuent à avoir recours à des canaux tiers pour s’informer. La stratégie a toutefois changé : Facebook cible dorénavant des domaines


spécifiques : la lutte contre les « fake news » et la désinformation, celle contre les déserts informationnels (avec le lancement de la section Today In proposant des actualités locales


récemment élargie à plus de 6 000 villes ou encore, en France, l’annonce d’un fonds de deux millions d’euros pour soutenir la presse régionale), ou, enfin, la création d’un programme de


soutien à des reportages, en partenariat avec le Pulitzer Center. > Les éléments de langage accompagnant cette communication sont bien > rodés : il s’agit de défendre un journalisme de


 qualité… Les éléments de langage accompagnant cette communication sont bien rodés : il s’agit de défendre un journalisme de qualité… Sincérité de la démarche ou _greenwashing_, pour une


société dont l’image a été passablement écornée ces derniers mois ? Sans trancher cette question, on peut y voir une évolution dans le rapport — jusque-là de domination — imposé aux médias.


Après leur avoir délibérément tourné le dos, Facebook prend conscience de son besoin des éditeurs comme producteurs fiables de contenus, pour alimenter de manière ciblée et qualitative ses


nouveaux services. CONTENUS, PARTENARIATS ET RÉMUNÉRATION : TROIS ÉVOLUTIONS PAS SI ANODINES Si beaucoup de questions et d’incertitudes accompagnent ces deux annonces, celles-ci offrent


quelques pistes d’analyse sur l’évolution de rôle de Facebook dans l’écosystème informationnel numérique. 1) LA QUÊTE DE CONTENUS NATIFS ET EXCLUSIFS. Le principe de l’infomédiation consiste


à mettre en relation des producteurs de contenus avec des utilisateurs, la plateforme opérant alors comme simple intermédiaire. Progressivement, toutefois, les infomédiaires traditionnels


ont cherché à rapatrier les contenus dans leur écosystème, afin de favoriser une meilleure expérience utilisateur (en augmentant la rapidité d’accès au contenu et en homogénéisant son


apparence), mais, également, de conserver les usagers plus captifs, un enjeu particulièrement fort dans l’écosystème mobile. Autre intérêt, et non des moindres : la capitalisation sur les


données d’utilisation et la réalisation de gains publicitaires. C’est sur ce principe qu’ont été créés Instant articles, mais également les formats dits natifs, hébergés directement sur la


plateforme, souvent dans une logique d’exclusivité (c’est le cas des _stories_, des _lives_ et de certaines vidéos). > Si l’onglet « News » en reste à une infomédiation assez > 


classique, Watch pousse la logique des contenus exclusifs plus loin. Si l’onglet « News » en reste à une infomédiation assez classique (accès aux titres et chapeaux des articles et liens


vers le site de l’éditeur), Watch pousse la logique des contenus exclusifs plus loin : des médias produiront des émissions ou des vidéos _ad hoc_ pour cet espace de diffusion. 2) LA MISE EN


PLACE DE PARTENARIATS. Pendant longtemps, Facebook a laissé le jeu du « que le meilleur gagne » proliférer, conduisant les producteurs de contenus et les marques à se livrer une bataille


féroce, dont l’enjeu était de favoriser le maximum d’engagement, c’est-à-dire d’interactions (clic, like, commentaire) sur les posts. Le modèle a atteint ses limites, du côté-même de la


plateforme, devenue prisonnière de son propre système, avec la prolifération de contenus viraux et problématiques (les « _fake news »_ en sont un bon exemple). Facebook mise maintenant


davantage sur le ciblage de quelques médias jugés fiables, comme l’a fait Snapchat avec Discover. Pour l’onglet « News », il serait prêt à débourser trois millions de dollars par an pour


pouvoir référencer les contenus de Bloomberg, du Washington Post ou encore d’ABC News — du moins pour les noms qui ont commencé à circuler. Ces accords avec quelques acteurs triés sur le


volet révèlent l’expansion d’une stratégie de « club VIP », comme l’exprimait déjà Nicolas Becquet à propos des financements — longtemps restés secrets — de certains formats vidéos et


_lives_ en France et aux États-Unis notamment. > Avec son onglet « News », Facebook envisage le paiement d’un > droit de licence, et non le versement d’une part des bénéfices > 


publicitaires à l’éditeur de l’article. 3) LES PRÉMICES D’UN MODÈLE DE RÉMUNÉRATION. Après l’ère de la domination unilatérale et sans partage des gains, les infomédiaires, tendent à concéder


de rémunérer les producteurs d’information. La pression est forte, de la part des éditeurs, mais aussi des politiques et législateurs, qui appellent à une distribution plus équitable des


gains. C’est également l’une des principales causes du désengagement progressif des médias d’Instant Articles, dont ils jugeaient les revenus insuffisants. Avec son onglet « News », Facebook


envisage le paiement d’un droit de licence, et non le versement d’une part des bénéfices publicitaires à l’éditeur de l’article. La meilleure prise en compte du modèle économique des médias


est une tendance observée chez de nombreux infomédiaires ces derniers mois : face aux demandes répétées de certains médias, Facebook a intégré la possibilité d’un _paywall _dans ses Instant


Articles, tandis que Google propose, avec Google Subscribe, des facilités d’abonnement aux sites d’information. Apple a développé, pour sa part, une offre payante d’accès à un catalogue


d’articles de médias (avec Apple News +), avec le reversement de 50 % de l’abonnement aux producteurs de contenus — une clé de répartition fortement décriée par ces derniers. UNE RELATION DE


COOPÉTITION RÉAFFIRMÉE Les partenariats noués, tant pour Watch que pour la section « News », soulignent que la dépendance entre la plateforme et les éditeurs n’est pas à sens unique :


Facebook a plus que jamais besoin de contenus fiables et de qualité pour alimenter ses offres spécifiques. Le réseau social et les médias renforcent ainsi la relation de coopétition (mix de


coopération et de compétition) tissée entre eux. Le petit nombre de médias qui se sont vus proposer un partenariat bénéficient de moyens supplémentaires, mais cela accroît également leur


dépendance à une plateforme qui peut stopper la relation du jour au lendemain. Rappelons qu’après avoir financé des médias pour produire des _lives_, Facebook a brutalement mis fin aux


partenariats, entraînant des suppressions de postes au sein des médias concernés. > Outre la fragilité de ces partenariats, ils demeurent très > élitistes, se concentrant sur quelques 


titres _mainstream_ dans > chaque pays. Outre la fragilité de ces partenariats, ils demeurent très élitistes, se concentrant sur quelques titres _mainstream_ dans chaque pays. Les autres


médias doivent continuer à se débattre avec le fonctionnement fluctuant de l’algorithme. Cela interroge la manière dont des infomédiaires peuvent peser sur le pluralisme de l’information.


FACEBOOK EST (DE PLUS EN PLUS) UN MÉDIA Enfin, ces deux annonces signent la propension croissante de Facebook à opérer comme un média, et non comme une simple plateforme technique, n’en


déplaise à son fondateur. > Avec Watch, Facebook agit à la manière d’une chaîne de > télévision. Avec Watch, Facebook agit à la manière d’une chaîne de télévision, en passant commande


de contenus et d’émissions à des prestataires extérieurs. Même méthode que Netflix, qui produit de plus en plus de documentaires d’actualité ou encore de Spotify qui vient d’annoncer le


recrutement de deux pointures (dont l’ancien président de la chaîne CBS News) afin d’accélérer son positionnement sur les podcasts d’actualité. L’onglet « News » de Facebook s’accompagne


quant à lui du recrutement d’une équipe de journalistes expérimentés, qui seront employés directement par la plateforme. Si les infomédiaires comptent majoritairement sur leurs algorithmes


pour gérer les quantités astronomiques de contenus en circulation sur leurs canaux, ils tendent de plus en plus à s’attacher les compétences de journalistes pour affiner les opérations de


sélection et hiérarchisation. Ainsi, Apple emploie quelque 30 journalistes pour identifier les principales nouvelles de son app Apple News +, sur la page d’accueil et dans les onglets


thématiques. Idem pour LinkedIn (propriété de Microsoft), qui a recruté une cinquantaine de journalistes afin de faire remonter les articles les plus pertinents publiés sur la plateforme. À


noter que certains infomédiaires pratiquent cette curation humaine depuis fort longtemps, comme Yahoo qui s’est adjoint les compétences de journalistes dès les années 2000. On peut saluer


ces initiatives qui permettent de lutter contre les excès des bulles filtrantes, en réintroduisant une démarche de _gatekeeping,_ là où les algorithmes privilégient des logiques plus


marketing et économiques. Mais il convient également de s’interroger sur le cadre dans lequel ces journalistes seront amenés à travailler. Rappelons qu’il y a quelques années, Facebook a


déjà confié à des journalistes la gestion d’un module, « Trending Topics ». Ce qui lui a valu une énième polémique, en 2016, lorsque le site Gizmodo a révélé que cette équipe de


sous-traitants indépendants réalisaient des choix partiaux dans sa sélection de contenus, par exemple en minimisant l’actualité du parti conservateur américain ou les annonces déplaisantes


relatives à Facebook, et en survalorisant d’autres événements, comme le mouvement protestataire américain _Black Lives Matter_. > La priorité sera donnée aux nouvelles locales et à celles


> produites par des sources reconnues. Cet échec, qui a conduit à la fermeture prématurée de « Trending Topics », a porté ses fruits. Un mémo interne a — volontairement ou non — fuité,


mettant en avant des règles strictes encadrant l’activité des journalistes embauchés pour l’onglet « News » : les articles traitant des défaillances techniques ou éthiques répétées de


Facebook devront y apparaître, tandis que les articles « conçus pour provoquer, diviser et polariser » seront évités. Il est encore précisé que, dans le choix des contenus, la priorité sera


donnée aux nouvelles locales et à celles produites par des sources reconnues. Tout cela commence à ressembler à une ligne éditoriale : Facebook est bien devenu un média, et va devoir se


décider à assumer la responsabilité éditoriale qui accompagne ce statut.