« une atmosphère de haine » : en allemagne, la montée de l’afd inquiète les journalistes

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Alice Weidel, cheffe de file du parti d’extrême droite allemand Alternative für Deutschland (Alternative pour l’Allemagne, AfD), lors de la soirée électorale du 23 février 2025. © Crédits


photo : RALF HIRSCHBERGER / AFP ENTRETIEN AVEC MIKA BEUSTER Mika Beuster, président de la puissante Association des journalistes allemands (DJV) livre son regard sur la montée de l’AfD en


Allemagne, l’évolution du traitement médiatique du parti et ses attaques répétées contre les journalistes. propos recueillis par Marius Joly Publié le 28 février 2025 Au soir du 23 février


en Allemagne, le parti Alternative pour l’Allemagne (AfD) remporte sa plus grande victoire depuis sa création en 2013. Arrivé en deuxième position lors des élections législatives anticipées,


derrière la CDU/CSU de Friedrich Merz, le parti emmené par Alice Weidel double son score par rapport aux derniers scrutins. Il s’impose comme la deuxième force politique un peu partout dans


le pays. Parti phare de l’extrême droite allemande depuis plusieurs années, plus radical que la plupart des partis nationaux-populistes du reste de l’Europe, l’AfD multiplie les attaques


contre la presse. Mika Beuster, président de l’Association des journalistes allemands (Deutsche Journalisten-Verband), une des plus importantes et anciennes organisations de journalistes en


Europe, analyse le traitement médiatique de l’AfD en Allemagne et les relations entre le parti et les journalistes outre-Rhin. _EN TANT QUE JOURNALISTE, QUE VOUS ÉVOQUENT LA PROGRESSION


SPECTACULAIRE ET LE SCORE HISTORIQUE DE L’AFD LORS DES RÉCENTES ÉLECTIONS ?_ MIKA BEUSTER : Je n’ai pas vraiment été surpris. Tous les pronostics annonçaient de très gros scores pour l’AfD.


C’est un résultat impressionnant, en particulier dans les _Länder_ est-allemands où le parti atteint des scores de plus de 40 % des voix exprimées. On peut s’inquiéter pour la démocratie, et


ce n’est pas une bonne nouvelle pour les partisans d’une Europe unie, d’une société ouverte, diversifiée et d’un journalisme plus fort. Le parti est très enraciné à l’extrême droite,


xénophobe, anti-européen et nationaliste. Ses dirigeants sont idéologiquement proches de Vladimir Poutine et Donald Trump. Certains des partisans de l’AfD sont même ouvertement néonazis. Ils


ont multiplié les attaques contre la liberté de la presse et le rôle des journalistes. _COMMENT SE CARACTÉRISENT LES ATTAQUES QUE VOUS ÉVOQUEZ ?_ Elles prennent le plus souvent deux formes.


L’AfD nourrit un ressentiment très fort à l’égard des médias dits « traditionnels », qui se retrouvent exclus des meetings ou des événements qu’il organise. Certains confrères ont même dû


faire appel à la justice pour faire valoir leur droit à couvrir ces rendez-vous. Le parti accepte mal leur présence. D’un autre côté, ses partisans font preuve d’agressivité à l’égard des


journalistes lors d’événements publics, pendant les manifestations en ville, surtout s’ils voient un micro ou une caméra. Plusieurs journalistes ont été attaqués et blessés par des militants


d’extrême droite ces dernières années. Le même genre de comportement s’observe sur Internet, où les partisans de l’AfD menacent régulièrement les journalistes. Une atmosphère de haine se


développe contre celles et ceux qui essayent de regarder dans les coulisses du parti. _EN 2018, ALICE WEIDEL REPROCHAIT AUX GRANDS MÉDIAS ALLEMANDS DE L’IGNORER. ÉTAIT-CE VRAI À L’ÉPOQUE ?


COMMENT LA COUVERTURE DE L’AFD A-T-ELLE ÉVOLUÉ DEPUIS ?_ L’approche adoptée en 2018 par la plupart des journalistes consistait à restreindre la visibilité de l’AfD, à ne pas lui accorder


d’interviews en direct ou d’invitations dans des talk-shows. Ils ne souhaitaient pas leur donner de plateforme, afin d’endiguer la propagation de désinformation. On observe depuis un


changement assez radical. Les représentants de l’AfD et Alice Weidel elle-même sont invités dans un nombre incalculable de programmes à la télévision et à la radio publiques. La tendance à


donner plus de place aux politiciens populistes dans les médias après leurs plaintes d’être mis sur le banc de touche est très claire. > « La première chose [à faire] serait de ne pas se 


laisser dicter > l’agenda médiatique » Le consensus aujourd’hui tend à montrer que cette stratégie de tarir les accès aux médias à un parti, ou même une famille idéologique, ne fonctionne


plus. La nouvelle approche consiste à discuter avec eux, à essayer de montrer qu’une partie de leur argumentation relève de la désinformation et de l’imposture. Mais je reste très sceptique


quant à l’efficacité de cette stratégie. Chaque fois que vous répétez quelque chose de faux, vous augmentez la valeur de l’argument. _QUELLE PLACE LES THÈMES FAVORIS DE L’AFD, COMME


L’IMMIGRATION ET L’ISLAM, ONT-ILS OCCUPÉ DANS LES MÉDIAS ALLEMANDS LORS DES DERNIÈRES ÉLECTIONS LÉGISLATIVES ?_ L’immigration et l’économie sont les deux thématiques qui ont presque


exclusivement occupé les médias. Il y a eu très peu de mentions d’un certain nombre de sujets majeurs, comme le changement climatique, la sécurité sociale, la défense et la sécurité de


l’Europe. Si vous regardez la société, en Allemagne, en France et dans toute l’Europe, les gens font face à la hausse des prix, aux insécurités de l’emploi, à des infrastructures publiques


défaillantes. Toutes ces questions n’ont pas eu de réponse pendant la campagne. Les journalistes ont le devoir d’aborder ces sujets quand ils parlent de politique. _DEPUIS PLUSIEURS ANNÉES,


L’AFD INVESTIT LARGEMENT DANS SES PROPRES CANAUX DE DIFFUSION ET DÉVELOPPE SA COMMUNICATION SUR LES RÉSEAUX SOCIAUX. COMMENT S’EST MISE EN PLACE CETTE STRATÉGIE ?_ La méthode de l’AfD est en


quelque sorte un copier-coller de celle déployée par Donald Trump aux États-Unis. L’approche est relativement nouvelle en Allemagne : il s’agit de créer un écosystème de « médias


alternatifs » pour imposer une réalité adaptée à leur vision du monde, tout en ne respectant pas les règles de base du journalisme. Ils proposent une vision très émotionnelle, qui fonctionne


très bien auprès des partisans. Avec cette stratégie, l’AfD se crée ses propres personnalités médiatiques, parfois très populaires. Certaines dépassent le million d’abonnés sur les réseaux


sociaux et surtout sur X. Cette approche montre son efficacité. Si vous ne voulez pas que votre parole soit vérifiée et analysée, c’est évidemment un choix très judicieux de ne pas passer


par le filtre des médias traditionnels. Nous devons repenser notre approche en tant que société. La lutte contre la désinformation et la propagande représente un enjeu absolument central


aujourd’hui. Nous devons apprendre à mieux repérer les mensonges et la désinformation, à évaluer la crédibilité des sources, et devenir plus intelligents, en particulier à l’ère numérique.


_QUELLE SERAIT VOTRE BOÎTE À OUTILS POUR PARLER DE L’AFD ET DE L’EXTRÊME DROITE ALLEMANDE EN GÉNÉRAL ?_ La première chose serait de ne pas se laisser dicter l’agenda médiatique. Tous les


sujets qu’ils mettent sur la table sont-ils primordiaux ? L’immigration est-elle vraiment le plus gros problème du moment ? Il faut que cette question nous anime sur chaque sujet qui émerge.


Deuxièmement, nous n’avons pas besoin d'entrer dans l’engrenage de chaque scandale. C’est très frappant chez Trump, qui essaie de provoquer un scandale par jour, mais c’est aussi le


cas en Allemagne. Nous devrions nous demander pourquoi certains mouvements politiques sont intéressés par la création d’autant de polémiques. Ne corrigeons pas tout ce qu’ils disent tout le


temps, mais essayons d’analyser la situation pour proposer une vision d’ensemble. C’est notre travail : garder la tête froide et réfléchir à la situation dans sa globalité. _LE JOURNAL _DIE


WELT_ S’EST RETROUVÉ DANS LA TOURMENTE APRÈS AVOIR PUBLIÉ UNE TRIBUNE D’ELON MUSK SOUTENANT L’AFD. QUE VOUS A INSPIRÉ CETTE SÉQUENCE ?_ L’Association des journalistes allemands a largement


critiqué cette décision. C’est complètement inédit qu’un futur membre d’un gouvernement étranger écrive un article d’opinion pour influencer les élections allemandes. _Die Welt_ aurait pu


publier une interview d’Elon Musk, avec des questions critiques pour soulever et contrer ses éventuels mensonges. Avec cette tribune, ils lui ont dit : voici un stylo, écrivez ce que vous


voulez et nous le publierons. On est ici plus proche de la propagande que du journalisme. _COMMENT SE POSITIONNENT LES MÉDIAS LOCAUX DANS CE CONTEXTE ? EXISTE-T-IL UNE DIFFÉRENCE ENTRE L’EST


ET L’OUEST DU PAYS ?_ L’est de l’Allemagne, principal bastion de l’AfD, se confronte depuis bien plus longtemps à la montée du parti et de ses idées. Les journalistes, en particulier dans


les médias locaux, ont eu à aborder la question bien plus tôt que leurs collègues de l’ouest. Pour autant, ils n’ont pas plus de réponses et essayent toujours de comprendre le phénomène, de


s’y adapter. Personne n’a de solution magique pour couvrir cette montée globale de l’extrême droite. > « L’AfD crée une sorte de mythologie dans laquelle elle se > place comme un 


mouvement opprimé » En Allemagne, la couverture des journaux locaux reste très forte. On n’observe pas ou peu de zones blanches sur la carte. C’est une vraie chance, mais le modèle


économique de ces médias s’érode. Nous devons faire quelque chose, car ils remplissent une fonction primordiale dans une société démocratique. Ils ont une approche différente des médias


nationaux, s’intéressent moins à l’arène politique, et portent plus d’attention à la vie de tous les jours. Si vous parlez de sujets concrets qui concernent les habitants d’une ville, ou


même d’un quartier, vous êtes écoutés de la même manière par tous, sans a priori politiques. Nous avons besoin d’un journalisme local fort, partout en Europe. _IL EXISTE EN ALLEMAGNE UN


CORDON SANITAIRE POLITIQUE CONTRE L’AFD. SUR LE PRINCIPE, AUCUN PARTI NE DOIT S’ASSOCIER À L’EXTRÊME DROITE. UN CORDON SANITAIRE MÉDIATIQUE AURAIT-IL PU ÊTRE MIS EN PLACE, __COMME EN


BELGIQUE FRANCOPHONE__ ?_ Je ne pense pas que ce soit la solution miracle. Même avec un « cordon sanitaire », l’AfD continuerait d’exister à travers ses médias alternatifs. La stratégie la


plus efficace serait de former les journalistes sur la manière de traiter l’extrême droite, de repérer les fake news, d’éduquer le public sur ces sujets. L’AfD crée une sorte de mythologie


dans laquelle elle se place comme un mouvement opprimé, ce qu’elle n’est pas, avec pour objectif de faire éclater la vérité prétendument cachée par les élites. Si nous arrivons à affaiblir


cette mythologie en les traitant comme un phénomène politique parmi d’autres, le parti deviendra moins attrayant pour beaucoup de gens.