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Au sortir de la guerre, l’entrée de la France dans la société de consommation a été une fête qui a duré plusieurs décennies. Ce fut d’abord une revanche sur les privations et l’économie de
guerre. Ce fut, comme jamais, une maîtrise du temps, de l’espace et de l’énergie, avec la diffusion des véhicules individuels, du train à grande vitesse, de l’avion, d’une énergie bon marché
avec un pétrole abondant (hormis la parenthèse du choc pétrolier), puis d’une électricité abordable grâce au nucléaire. Ce fut un ticket d’entrée dans le rêve consumériste, l’_American way
of life_, avec ses héros, son cinéma, ses cigarettes, ses sodas, son électroménager, sa télévision, sa culture du confort matériel. L’époque a aussi permis un progrès social indubitable :
éradication de la misère, hygiène domestique, progression de l’espérance de vie, émancipation des femmes, libération des mœurs. Ces Trente Glorieuses furent une fête ludique, l’invention
d’un lien social et de nouvelles expressivités au moyen de médias, de vêtements, de gadgets adoptés par la jeunesse. Politiquement, il y eut consensus sur la recherche d’une croissance
assurant les recettes de l’Etat-providence et une juste redistribution. Aujourd’hui, le décor et la musique persistent, dans les rues, les centres commerciaux, les médias, les publicités.
Le volume de la consommation augmente d’année en année, les désirs restent structurellement orientés vers les biens matériels et l’énergie qu’ils supposent ; les grandes villes sont toujours
davantage mises en scène par et pour l’acte de consommation. Mais le cœur n’y est plus. Le niveau de consommation atteint dans les pays riches semble fonctionner comme un piège qui se
serait refermé, comme si nous avions dépassé notre but. La consommation n’est plus aussi choisie, aussi libératrice : une part croissante est contrainte par des contrats, des engagements,
des crédits, bordée de zones d’ombre. Pas une personne pour ne pas profiter de la société de la consommation, mais de moins en moins de voix pour la célébrer telle quelle. Tous les symboles
sont touchés : viande, automobile, informatique, agriculture, chimie, avion, nucléaire, pétrole, vêtements, santé, etc. Pas une semaine ne passe sans qu’un média national ne diffuse une
brève information ou un long documentaire accablant sur les conséquences de nos modes de vie. On constate une crise de confiance du consommateur, qu’il soit rassasié, informé de l’impact
de son mode de vie, ou échaudé par la surenchère des marques, le caractère décevant des produits, par l’incapacité de la consommation à faire société ou à procurer des biens essentiels à
prix abordable. Des icônes mondiales de la distribution comme Wal-Mart, Carrefour, sont en difficulté sur leurs terres[1]. Partout se développe une consommation critique, politique, engagée,
dont le volume est encore faible mais les arguments déjà retentissants. L’injustice du partage des ressources à l’échelle globale, le chômage, la précarité, les inégalités, la crise
écologique expliquent cette désaffection. Notre société produit toujours plus de désirs relatifs et répond de moins en moins aux besoins absolus. Les ressources utilisées pour la
satisfaction des désirs font de plus en plus défaut pour la couverture des besoins de base. Au Kérala, Coca-Cola[2] pompe l’eau des nappes phréatiques, qui manque aux agriculteurs. Aux
États-Unis, un quart de la récolte de céréales est destinée aux agrocarburants, tandis que les cours mondiaux de ces céréales souffrent d’une volatilité désastreuse. On voit par ailleurs s’y
développer les conflits d’usage entre agriculteurs et compagnies d’exploitation des gaz de schistes[3]. Au Pérou, les mines de cuivre nécessaires à notre électronique de loisir empoisonnent
l’eau des riverains. Nous atteignons un degré sans précédent d’artificialisation de l’offre. Certains ont considéré que l’alimentation et l’énergie étaient des problèmes réglés ; or elles
seront les défis du 21e siècle. Les consommateurs occidentaux, mais aussi de pays comme la Chine ou le Brésil, se retrouvent dans une situation inédite, pris en tenaille, soumis à une
double pression, économique pour leurs besoins de base, sociale pour leurs désirs. Une part croissante de la consommation devient ennemie de l’emploi, du bonheur, du lien social, en un mot :
ennemie de l’abondance, la vraie, qui suppose non pas seulement la richesse mais aussi la prospérité, non seulement la performance mais aussi le partage, non seulement le désir mais aussi
la satisfaction. Il n’est pourtant question que de stimuler « la » consommation, vouloir que la fête continue comme avant, sur un mode presque autoritaire : personne n’a oublié le conseil du
président G.W. Bush quelque temps après les attentats du 11 septembre 2001 : « Allez faire votre shopping ». Il semblerait que la consommation, n’importe laquelle et de n’importe qui, soit
devenue une partie de notre travail, de notre civisme. Heureusement, la société se stimule depuis longtemps dans d’autres directions. Les expériences de consommations alternatives,
d’autoproduction, de partage, de recyclage, de sobriété heureuse[4] font florès. Elles montrent qu’on peut avoir confiance dans l’innovation sociale, passer d’une consommation politique à
une _politique des consommations _qui soit autre chose qu’une stimulation macro-économique de la demande et qui prenne acte des nouvelles attentes. Cela a commencé en Suède, en Finlande, en
Grande-Bretagne, en France à l’échelon local, avec notamment les initiatives des territoires en transition[5] ou des « virages énergie »[6]. Il faut politiser la consommation, la pluraliser,
la démonétariser en partie, découpler consommations, bonheur, prospérité, se rendre moins dépendants de la croissance pour assurer la redistribution. La justice sociale se traduit aussi
dans les modes de production, d’usage, de partage. Pour conserver le plaisir et le caractère ludique de la consommation, le plaisir des signes et de l’inventivité matérielle, il est urgent
de les renouveler en profondeur. En un mot, il faut réinventer ce que nous entendons par abondance : la surabondance promue aujourd’hui nous mène droit à la rareté, à l’injustice, à la
pénurie, aux crises à répétition. Il est impératif en ce sens de ne plus aligner la promesse politique sur la promesse commerciale, de remettre le « pouvoir d’achat » à sa place. C’est
justement parce que le desserrement des contraintes et l’accès aux biens communs de base sont nécessaires à une grande partie de la population, qu’il faut dépasser une expression qui trahit
trop cet individualisme de masse qui asphyxie nos sociétés : elle empêche de parler d’autres pouvoirs, collectivement bien plus durables et désirables ; économiquement, le seul « pouvoir
d’achat » n’est pas à la hauteur des enjeux : où mènera cet hypothétique 1 % de hausse annuelle de revenu quand les prix du fuel domestique, du blé, de la santé, du logement, des transports,
quand les dividendes versés aux actionnaires battent chaque mois de nouveaux records ? Dans le siècle de raretés qui nous attend, une compensation monétaire marginale ne remplacera jamais
une réorganisation de nos usages, de nos besoins, de nos productions. Parlons d’un pouvoir de bien-être, de bien vivre, d’un pouvoir qui soit un véritable choix. Ainsi, pourquoi pas un
pouvoir d’obtenir réparation en cas de préjudice sur un bien de consommation ? Après des décennies de tergiversations, nous proposons l’instauration effective d’une action de groupe (_class
action_) à la française au champ d’application large, incluant les préjudices corporels et moraux, la santé et l’environnement, passant par les associations de consommateurs agréées ou par
un regroupement libre de consommateurs lésés. Pourquoi pas un pouvoir de savoir, de disposer d’informations certifiées sur le lieu de vente ? Nous proposons la mise en place de labels de
qualité et d’efficacité officiels dans toutes les catégories de produits, pour mettre un terme à la prolifération de labels privés. Pourquoi pas un pouvoir de conserver, d’acheter des biens
durables ? Nous proposons la mise en place progressive d’une garantie de cinq, sept, dix ans, qui protégerait contre l’obsolescence programmée, le mensonge des prix bas et de la
non-qualité. Pourquoi pas un pouvoir d’échapper aux sollicitations commerciales agressives et souvent illégales ? Nous proposons une législation stricte en matière d’affichage publicitaire
sur la voie publique et dans les réseaux de transports, dont la prolifération est une exception française, sans justification économique. Pourquoi pas un pouvoir d’emprunter de façon
responsable, permettant d’échapper ainsi à la spirale du surendettement ? Pourquoi pas un pouvoir de louer et prêter les biens, les outils, les véhicules, les jouets dont le besoin n’est que
temporaire et ponctuel ? Pourquoi pas un pouvoir de recycler, réutiliser des biens recyclés et faiblement taxés ? Pourquoi pas un pouvoir de ne payer qu’une somme symbolique pour des biens
communs fondamentaux (eau, électricité, énergies), pour autant que l’usage en reste raisonnable ? La consommation en général n’existe pas, elle ne peut plus être une donnée
macro-économique aveugle. Elle est une construction socio-politique récente, une promesse à bout de souffle. En réalité, il existe des consommations qui nous relient les uns aux autres,
d’autres qui nous aliènent, érodent le lien social et sapent les ressources naturelles. Qu’elles concernent les ménages, les entreprises, l’État ou les collectivités locales, il faut
repolitiser nos consommations, les mettre au cœur du débat public. [1] « Les résultats de Carrefour minés par la crise », Le Monde, 12 mars 2009. « Walmart espère redresser la barre aux
États-Unis », Le Figaro, 12 août 2010. [2] Vandana Shiva, « Les femmes du Kerala contre Coca-Cola », Le Monde diplomatique, mars 2005, http://www.monde-diplomatique.fr/2005/03/SHIVA/11985
[3] http://www.journaldelenvironnement.net/article/agriculture-contre-gaz-schiste-la-nouvelle-guerre-del-eau, 30431 [4] Rabhi, Pierre, Vers la sobriété heureuse, Actes sud, 2010 [5]
http://www.transitionfrance.fr/ [6] http://www.actu-environnement.com/ae/news/scenario-energetique-alternatif-citoyen-virage-energie-15413.php4